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la majesté de cet inconnu insondable, le seul réel peut-être et le seul grand ! »

Le brancard fut emporté, et, à chaque secousse, il sentait une douleur intense, augmentée par la fièvre et le délire qui s’emparaient de lui. Il revoyait son père, sa sœur, sa femme, ce fils qui allait lui naître, la petite et insignifiante personne de Napoléon, et toutes ces images passaient et repassaient sur l’azur de ce ciel bleu et profond, qui se mêlait à toutes ses fiévreuses hallucinations. Il lui semblait déjà jouir à Lissy-Gory de la vie de famille calme et tranquille, lorsqu’apparaissait tout à coup à ses yeux un petit Napoléon, dont le regard indifférent, heureux du malheur d’autrui, le pénétrait de doute et de souffrance… et il se tournait vers son ciel idéal, qui seul lui promettait l’apaisement ! Vers le matin, tous ces rêves se mêlèrent et se confondirent dans les ténèbres et le chaos d’un état d’inconscience complète, qui, selon l’avis de Larrey (médecin de Napoléon), devait se terminer par la mort plutôt que par la guérison.

« C’est un sujet nerveux et bilieux, dit Larrey, il n’en réchappera pas ! » Et le prince André fut confié, avec quelques autres blessés qui ne laissaient plus d’espoir, aux soins des habitants du pays.