Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/330

Cette page a été validée par deux contributeurs.

du canon et de cette foule, elle allait s’enfoncer sous lui. On le regardait, on se pressait sur les bords, sans se décider à l’imiter. Le commandant du régiment, à cheval, leva le bras, ouvrit la bouche pour lui parler, lorsqu’un boulet siffla si bas au-dessus de toutes ces têtes terrifiées, qu’elles s’inclinèrent, et quelque chose tomba. C’était le général qui s’affaissait dans une mare de sang ! Personne ne le regarda, personne ne songea à le relever !

« Sur la glace ! sur la glace ! n’entends-tu pas ! Tourne, tourne, » crièrent plusieurs voix ; les gens ne savaient pas encore même pourquoi ils criaient ainsi.

Un des derniers avant-trains s’y engagea, et la foule se précipita sur la glace, qui craqua sous l’un des fuyards ; son pied s’enfonça dans l’eau ; en faisant un effort pour le retirer, il y tomba jusqu’à la ceinture. Les plus proches hésitèrent, l’homme de l’avant-train arrêta son cheval, tandis que derrière continuaient les cris : « En avant ! En avant sur la glace ; » et des hurlements de terreur retentirent de toutes parts. Les soldats, entourant le canon, tiraient et battaient les chevaux pour les forcer à avancer. Les chevaux partirent, la glace s’effondra d’un seul bloc, et quarante hommes disparurent. Cependant les boulets ne cessaient de siffler et de tomber avec une sinistre régularité, tantôt sur la glace, tantôt dans l’eau, et de décimer cette masse vivante, qui avait envahi la digue, les étangs et leurs rives.


XIX

Pendant ce temps, le prince André gisait toujours au même endroit sur la hauteur de Pratzen, serrant dans ses mains un morceau de la hampe du drapeau, perdant du sang et poussant à son insu des gémissements plaintifs et faibles comme ceux d’un enfant.

Vers le soir, ses gémissements cessèrent : il était sans connaissance. Tout à coup il rouvrit les yeux, ne se rendant pas compte du temps écoulé et se sentant de nouveau vivant et souffrant d’une blessure cuisante à la tête :

« Où est-il donc ce ciel sans fond que j’ai vu ce matin et que je ne connaissais pas auparavant ?… » Ce fut sa première pen-