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connais pas, ces chevaux, et que l’Empereur peut avoir un autre cocher qu’Ilia Ivanitch !

— Qui cherchez-vous ? lui demanda, quelques pas plus loin, un officier blessé… le général en chef ? Il a été tué par un boulet dans la poitrine, devant notre régiment !

— Il n’a pas été tué, il a été blessé ! dit un autre.

— Qui ? Koutouzow ? demanda Rostow.

— Non, pas Koutouzow… comment l’appelle-t-on ?… Enfin qu’importe ! Il n’en est pas resté beaucoup de vivants. Allez de ce côté, vous trouverez tous les chefs réunis au village de Gostieradek. »

Rostow continua son chemin au pas, ne sachant plus que faire, ni à qui s’adresser. L’Empereur blessé ! La bataille perdue !… Suivant la direction indiquée, il voyait au loin une tour et les clochers d’une église. Pourquoi se dépêcher ? Il n’avait rien à demander à l’Empereur, ni à Koutouzow, fussent-ils même sains et saufs.

« Prenez le chemin à gauche, Votre Noblesse ; si vous allez tout droit, vous vous ferez tuer. »

Rostow réfléchit un instant et suivit la route qu’on venait de lui signaler comme dangereuse.

« Ça m’est bien égal ! l’Empereur étant blessé, qu’ai-je besoin de me ménager ? »

Et il déboucha sur l’espace où il y avait eu le plus de morts et de fuyards. Les Français n’y étaient pas encore, et le peu de Russes qui avaient survécu l’avaient abandonné. Sur ce champ gisaient, comme des gerbes bien garnies, des tas de dix, quinze hommes tués et blessés ; les blessés rampaient pour se réunir par deux et par trois, et poussaient des cris qui frappaient péniblement l’oreille de Rostow ; il lança son cheval au galop pour éviter ce spectacle des souffrances humaines. Il avait peur, non pas pour sa vie, mais peur de perdre ce sang-froid qui lui était si nécessaire et qu’il avait senti faiblir en voyant ces malheureux.

Les Français avaient cessé de tirer sur cette plaine désertée par les vivants ; mais, à la vue de l’aide de camp qui la traversait, leurs bouches à feu lancèrent quelques boulets. Ces sons stridents et lugubres, ces morts dont il était entouré lui causèrent une impression de terreur et de pitié pour lui-même. Il se souvint de la dernière lettre de sa mère et se dit à lui-même : « Qu’aurait-elle éprouvé en me voyant ici sous le feu de ces canons ? »