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— Trouver le commandant en chef.

— Le voilà ! lui répondit Boris en lui indiquant le grand-duc Constantin à cent pas d’eux, en uniforme de chevalier-garde, la tête dans les épaules, les sourcils froncés, criant et gesticulant contre un officier autrichien, blanc et blême.

— Mais c’est le grand-duc, et je cherche le général en chef ou l’Empereur, dit Rostow en s’éloignant.

— Comte, comte, lui cria Berg, en lui montrant sa main enveloppée d’un mouchoir ensanglanté, je suis blessé au poignet droit, et je suis resté à mon rang ! Voyez, comte, je suis obligé de tenir mon épée de la main gauche ! Dans ma famille tous les « Von Berg » ont été des chevaliers ! »

Et Berg continuait à parler que Rostow était déjà loin.

Franchissant un espace désert, pour ne pas se trouver exposé au feu de l’ennemi, il suivit la ligne des réserves, en s’éloignant par là du centre de l’action. Tout à coup devant lui et sur les derrières de nos troupes, dans un endroit où l’on ne pouvait guère supposer la présence des Français, il entendit tout près de lui une vive fusillade.

« Qu’est-ce que cela peut être ? se demanda-t-il. L’ennemi sur nos derrières ?… C’est impossible, — et une peur folle s’empara de lui à la pensée de l’issue possible de la bataille… — Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à l’éviter, il faut que je découvre le général en chef, et, si tout est perdu, il ne me reste qu’à mourir avec eux. »

Le noir pressentiment qui l’avait envahi se confirmait à chaque pas qu’il faisait sur le terrain occupé par les troupes de toute arme derrière le village de Pratzen.

« Que veut dire cela ? Sur qui tire-t-on ? Qui tire ? se demandait Rostow en rencontrant des soldats russes et autrichiens qui fuyaient en courant pêle-mêle.

— Le diable sait ce qui en est ! Il a battu tout le monde ! Tout est perdu ! lui répondirent en russe, en allemand, en tchèque tous ces fuyards, comprenant aussi peu que lui ce qui se passait autour d’eux.

— Qu’ils soient rossés, ces Allemands !

— Que le diable les écorche, ces traîtres ! » répondit un autre.

— Que le diable emporte ces Russes ! » grommelait un Allemand.

Quelques blessés se traînaient le long du chemin. Les jurons, les cris, les gémissements se confondaient en un écho pro-