Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/321

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ou emmenés. Mais il ne vit plus rien que bien haut au-dessus de lui un ciel immense, profond, où voguaient mollement de légers nuages grisâtres. « Quel calme, quelle paix ! se disait-il ; ce n’était pas ainsi quand je courais, quand nous courions en criant ; ce n’était pas ainsi, lorsque les deux figures effrayées se disputaient le refouloir ; ce n’était pas ainsi que les nuages flottaient dans ce ciel sans fin ! Comment ne l’avais-je pas remarquée plus tôt, cette profondeur sans limites ? Comme je suis heureux de l’avoir enfin aperçue !… Oui ! tout est vide, tout est déception, excepté cela ! Et Dieu soit loué pour ce repos, pour ce calme !… »


XVII

À neuf heures du matin, au flanc droit, que commandait Bagration, l’affaire n’était pas encore engagée. Malgré l’insistance de Dolgoroukow, désireux de n’en point assumer la responsabilité, il lui proposa d’envoyer demander les ordres du général en chef. Vu la distance de dix verstes qui séparait les deux ailes de l’armée, l’envoyé, s’il n’était pas tué, ce qui était peu probable, et s’il parvenait à découvrir le général en chef, ce qui était très difficile, ne pourrait revenir avant le soir ; il en était bien convaincu.

Jetant un regard sur sa suite, les yeux endormis et sans expression de Bagration s’arrêtèrent sur la figure émue, presque enfantine de Rostow. Il le choisit.

« Et si je rencontre Sa Majesté avant le général en chef, Excellence ? lui dit Rostow.

— Vous pourrez demander les ordres de Sa Majesté, » dit Dolgoroukow, en prévenant la réponse de Bagration.

Après avoir été relevé de sa faction, Rostow avait dormi quelques heures et se sentait plein d’entrain, d’élasticité, de confiance en lui-même et en son étoile, et prêt à tenter l’impossible.

Ses désirs s’étaient accomplis : une grande bataille se livrait ; il y prenait part, et de plus, attaché à la personne du plus brave des généraux, il était envoyé en mission auprès de Koutouzow, avec chance de rencontrer l’Empereur. La matinée était claire, son cheval était bon. Son âme s’épanouissait toute