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À leurs cris, le cheval de l’Empereur, le même qu’il montait pendant les revues en Russie, eut comme un frisson d’inquiétude. Ici, sur le champ de bataille d’Austerlitz, surpris du voisinage de l’étalon noir de l’Empereur François, il dressait les oreilles au bruit inusité des décharges, sans en comprendre la signification, et sans se douter de ce que pensait et ressentait son auguste cavalier.

L’Empereur sourit, en désignant à un de ses intimes les bataillons qui s’éloignaient.


XVI

Koutouzow, accompagné de ses aides de camp, suivit au pas les carabiniers.

À une demi-verste de distance, il s’arrêta près d’une maison isolée, une auberge abandonnée sans doute, située à l’embranchement de deux routes qui descendaient toutes deux la montagne et qui étaient toutes deux couvertes de nos troupes.

Le brouillard se dissipait, et on commençait à distinguer les masses confuses de l’armée ennemie sur les hauteurs d’en face. On entendait un feu très vif à gauche dans le vallon. Koutouzow causait avec le général autrichien ; le prince André pria ce dernier de lui passer la longue-vue.

« Voyez, voyez, disait l’étranger, voilà les Français ! » Et il indiqua, non un point éloigné, mais le pied de la montagne qu’ils avaient devant eux.

Les deux généraux et les aides de camp se passèrent fiévreusement la longue-vue. Une terreur involontaire se peignit sur leurs traits : les Français, qu’on croyait à deux verstes, s’étaient dressés inopinément devant eux !

« C’est l’ennemi !… Mais non !… Mais certainement !… Comment est-ce possible ? » dirent plusieurs voix…

Et le prince André voyait à droite monter à la rencontre du régiment d’Apchéron une formidable colonne de Français, à cinq cents pas de l’endroit où ils se tenaient.

« Voilà l’heure ! se dit-il… Il faut arrêter le régiment, Votre Haute Excellence ! » À ce moment, une épaisse fumée couvrit tout le paysage, une forte décharge de mousqueterie retentit à leurs oreilles, et une voix haletante de frayeur s’écria