Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/304

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tants puis tout s’effaçait, et il se disait, qu’il avait été le jouet d’une illusion ; ses yeux se refermaient, et son imagination lui représentait tantôt l’Empereur, tantôt Denissow, tantôt sa famille, et il ouvrait de nouveau les yeux et n’apercevait devant lui que les oreilles et la tête de son cheval, les ombres de ses hussards et la même obscurité impénétrable.

« Pourquoi ne m’arriverait-il pas ce qui est arrivé à tant d’autres ? se disait-il. Pourquoi ne me trouverais-je pas sur le passage de l’Empereur, qui me donnerait une commission comme à tout autre officier et, une fois la commission remplie, me rapprocherait de sa personne ! Oh ! s’il le faisait, comme je veillerais sur lui, comme je lui dirais la vérité, comme je démasquerais les fourbes ! »

Et Rostow, pour mieux se représenter son amour et son entier dévouement à l’Empereur, se voyait aux prises avec un traître allemand, qu’il souffletait et tuait sous les yeux de son souverain. Un cri éloigné le fit tressaillir.

« Où suis-je ? ah ! oui, aux avant-postes ! le mot d’ordre et de ralliement :« Timon et Olmütz ! » Quel guignon d’être laissé demain dans la réserve ! Si du moins on me permettait de prendre part à l’affaire ! Ce serait peut-être la seule chance de voir l’Empereur. Je vais être relevé tout à l’heure, et j’irai le demander au général. »

Il se raffermit sur sa selle pour aller inspecter encore une fois ses hussards. La nuit lui parut moins sombre : il distinguait confusément à gauche une pente douce, et vis-à-vis, s’élevant à pic, un noir mamelon, sur le plateau duquel s’étalait une tache blanche dont il ne pouvait se rendre compte. Était-ce une clairière éclairée par la lune, des maisons blanches, ou une couche de neige ? Il crut même y apercevoir un certain mouvement :

« Une tache blanche ? se dit Rostow, c’est de la neige à coup sûr ; une tache ! » répéta-t-il, à moitié endormi.

Et il retomba dans ses rêves…

« Natacha ! murmura-t-il, elle ne voudra jamais croire que j’ai vu l’Empereur !

— À droite, Votre Noblesse, il y a là des buissons ! » lui dit le hussard devant lequel il passait.

Il releva la tête, et s’arrêta. Il se sentait vaincu par le sommeil de la jeunesse :

« Oui, mais à quoi vais-je penser ? Comment parlerai-je à l’Empereur ?… Non, non, ce n’est pas ça… »