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bataille. Il n’était, il est vrai, qu’un officier de service auprès de Koutouzow, mais c’était lui qui faisait tout, et la seconde bataille était également gagnée !… c’était lui qui remplaçait Koutouzow !… Eh bien, après ? reprit l’autre voix, après, si en attendant tu n’es pas blessé, tué ou déçu, qu’arrivera-t-il ? — Après, se répondait le prince André, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir. Ce n’est pas ma faute si je tiens à obtenir de la gloire, si je tiens à me rendre célèbre, à me faire aimer des hommes, si c’est mon seul but dans la vie ! Je ne le dirai à personne, mais qu’y puis-je faire, si je ne tiens qu’à la gloire et à l’amour des hommes ? La mort, les blessures, la perte de ma famille, rien de tout cela ne m’effraye, et quelque chers que me soient les êtres que j’aime, mon père, ma sœur, ma femme, quelque étrange que cela puisse paraître, je les donnerais tous pour une minute de gloire, de triomphe, d’amour de la part de ces hommes que je ne connais pas et que je ne connaîtrai jamais, pensait-il.

Prêtant l’oreille au murmure confus qui s’élevait autour de la demeure de Koutouzow, il y distingua les voix de la domesticité occupée à l’emballage, et celle d’un cocher qui raillait sur son nom le vieux cuisinier de Koutouzow, appelé Tite.

« Le diable t’emporte ! grommela le vieillard, au milieu des rires de ceux qui l’entouraient.

— Et pourtant, se disait le prince Bolkonsky, je ne tiens qu’à m’élever au-dessus d’eux tous, je ne tiens qu’à cette gloire mystérieuse que je sens planer dans ce brouillard au-dessus de ma tête ! »


XIII

Rostow passa cette nuit-là avec son peloton aux avant-postes du détachement de Bagration. Ses hussards étaient en vedette deux par deux ; lui-même parcourait leur ligne au pas de son cheval, pour vaincre l’irrésistible sommeil qui s’emparait de lui. Derrière, sur une vaste étendue, brillaient indistinctement à travers le brouillard les feux de nos bivouacs, tandis qu’autour de lui et devant lui s’étendait la nuit profonde. Malgré tous ses efforts pour percer la brume, il ne voyait rien. Il croyait parfois entrevoir une lueur indécise, quelques feux tremblo-