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affaire, non à des imbéciles, mais à des gens parfaitement capables de lui en remontrer dans l’art militaire. Le son de la voix monotone de Weirother ayant cessé de se faire entendre, Koutouzow ouvrit l’œil, comme le meunier qui se réveille lorsque s’arrête le bruit somnifère des roues de son moulin ; après avoir écouté Langeron, il referma l’œil de nouveau et pencha la tête encore plus sur sa poitrine, témoignant ainsi du peu d’intérêt qu’il prenait à cette discussion.

Mettant tous ses efforts à irriter Weirother et à le froisser dans son amour-propre d’auteur, Langeron continuait à démontrer que Bonaparte pouvait tout aussi bien prendre l’initiative de l’attaque que se laisser attaquer, et que dans ce cas il détruisait du coup toutes les combinaisons du plan. Son adversaire ne répondait à ses arguments que par un sourire de profond mépris, qui lui tenait lieu de toute réplique :

« S’il avait pu nous attaquer, il l’aurait déjà fait !

— Vous ne le croyez donc pas fort ? dit Langeron.

— S’il a 40 000 hommes, c’est beaucoup, répondit Weirother, avec le dédain d’un docteur auquel une bonne femme indique un remède.

— Dans ce cas, il court à sa perte en attendant notre attaque, » continua Langeron d’un ton ironique.

Il cherchait un appui dans Miloradovitch, mais celui-ci était à cent lieues de la discussion.

« Ma foi, dit-il, demain nous le verrons sur le champ de bataille. »

Sur la figure de Weirother, on lisait clairement qu’il lui paraissait étrange de rencontrer des objections chez les généraux russes, lorsque non seulement lui, mais encore les deux empereurs étaient convaincus de la justesse de son plan.

« Les feux sont éteints dans le camp ennemi, et on y entend un bruit incessant, dit-il. Que veut dire cela, si ce n’est qu’il se retire, et c’est la seule chose que nous ayons à craindre, ou bien encore qu’il change ses positions. Même en supposant qu’il prenne celle de Turass, il nous épargnera beaucoup de peine, et nos dispositions resteront les mêmes dans leurs moindres détails.

— De quelle manière ?… » demanda le prince André, qui cherchait depuis longtemps l’occasion d’exprimer ses doutes.

Mais Koutouzow se réveilla en toussant avec bruit :

« Messieurs, dit-il, nos dispositions pour demain ; je dirai même pour aujourd’hui, puisqu’il est une heure du matin, nos