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sa tête, pendant que la flamme éclairait de ses rouges reflets sa pose triomphale, ses grandes moustaches grises, et sa poitrine blanche, que sa chemise entr’ouverte laissait à découvert.

« Enfants, à la santé de notre Empereur et à la victoire sur l’ennemi ! » s’écria-t-il de sa voix basse et vibrante.

Ses hommes l’entourèrent en lui répondant par de bruyantes acclamations.

En se séparant à la nuit, Denissow frappa sur l’épaule de son favori Rostow :

« Pas moyen de s’amouracher, hein ? alors on s’est épris de l’Empereur !

— Denissow, ne plaisante pas là-dessus, c’est un sentiment trop élevé, trop sublime !

— Oui, oui, mon jeune ami, je suis de ton avis, je le partage et je l’approuve !

— Non, tu ne le comprends pas ! »

Et Rostow alla se promener au milieu des feux, qui s’éteignaient peu à peu, en rêvant au bonheur de mourir, sans songer à sa vie, de mourir simplement sous les yeux de l’Empereur ; il se sentait en effet transporté d’enthousiasme pour lui, pour la gloire des armes russes et pour le triomphe du lendemain. Du reste, il n’était pas le seul à penser ainsi : les neuf dixièmes des soldats éprouvaient, quoique à un moindre degré, ces sensations enivrantes, pendant les heures mémorables qui précédèrent la journée d’Austerlitz.


XI

L’Empereur séjourna le lendemain à Vischau. Son premier médecin Willier ayant été appelé par lui plusieurs fois, la nouvelle d’une indisposition de l’Empereur s’était répandue dans le quartier général, et dans son entourage intime on disait qu’il n’avait ni appétit ni sommeil. On attribuait cet état à la violente impression qu’avait produite sur son âme sensible la vue des morts et des blessés.

Le 17, de grand matin, un officier français, protégé par le drapeau parlementaire, et demandant une audience de l’Empereur lui-même, fut amené des avant-postes. Cet officier était Savary. L’empereur venait de s’endormir. Savary dut attendre ;