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bénédiction, et j’embrasse Véra, Natacha et Pétia. » Il envoyait aussi ses compliments à M. Schelling, à Mme Shoss, sa vieille bonne, et suppliait sa mère de vouloir bien donner de sa part un baiser à sa chère Sonia, à laquelle il pensait toujours autant, et qu’il aimait toujours. Sonia à ces mots devint pourpre, et ses yeux se remplirent de larmes. Ne pouvant soutenir les regards dirigés sur elle, elle se sauva dans la grande salle, en fit le tour, pirouetta sur ses talons comme une toupie, et, toute rayonnante de plaisir, elle fit le ballon avec sa robe, et s’accroupit sur le plancher. La comtesse pleurait.

« Il n’y a pas de quoi pleurer, maman, dit Véra. Il faut se réjouir au contraire ! »

C’était juste, et cependant le comte, la comtesse, Natacha, tous la regardèrent d’un air de reproche :

« De qui donc tient-elle ? » se demanda la comtesse.

La lettre du fils bien-aimé fut lue et relue une centaine de fois, et ceux qui désiraient en entendre le contenu devaient se rendre chez la comtesse, car elle ne s’en dessaisissait pas. Lorsque la comtesse en faisait la lecture aux gouverneurs, aux gouvernantes, à Mitenka, aux connaissances de la maison, c’était chaque fois pour elle une nouvelle jouissance, et chaque fois elle découvrait de nouvelles qualités à son Nicolas chéri. C’était si étrange en effet pour elle de se dire que ce fils qu’elle avait porté dans son sein, il y avait vingt ans, que ce fils à propos duquel elle se disputait avec son mari qui le gâtait, que cet enfant qu’elle croyait entendre bégayer « maman »… était là-bas, loin d’elle, dans un pays étranger, qu’il s’y conduisait en brave soldat, qu’il y remplissait sans mentor son devoir d’homme de cœur ! L’expérience de tous les jours, qui nous montre le chemin parcouru insensiblement par les enfants, depuis le berceau jusqu’à l’âge d’homme, n’avait jamais existé pour elle. Chaque pas de son fils vers la virilité lui paraissait aussi merveilleux que s’il eût été le premier exemple d’un semblable développement.

« Quel style, quelles jolies descriptions ! Et quelle âme ! Et sur lui-même, rien… aucun détail ! Il parle d’un certain Denissow, et je suis sûre qu’il aura montré plus de courage qu’eux tous. Quel cœur ! Je le disais toujours lorsqu’il était petit, toujours ! »

Pendant une semaine on ne s’occupa que de faire des brouillons, et d’écrire, et de recopier la lettre que toute la maison envoyait à Nicolouchka. Sous la surveillance de la