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Et elle éprouvait une terreur qui n’était pas dans sa nature : elle avait peur de se retourner, de bouger ; il lui semblait que quelqu’un se tenait là, dans ce coin sombre, derrière le paravent, et ce quelqu’un était le diable, ce quelqu’un était cet homme au front blanc, aux sourcils noirs, aux lèvres vermeilles !

Elle appela sa femme de chambre, et la pria de passer la nuit auprès d’elle.

Mlle Bourrienne arpenta longtemps le jardin d’hiver, attendant vainement aussi quelqu’un, souriant à quelqu’un, et s’émouvant parfois aux paroles de sa « pauvre mère », qui lui reprochait sa chute.

La petite princesse grondait sa femme de chambre : son lit était mal fait : elle ne pouvait s’y coucher d’aucune façon ; tout lui était lourd et incommode… c’était son fardeau qui la gênait. Il la gênait d’autant plus ce soir, que la présence d’Anatole l’avait reportée à une époque où, vive et légère, elle n’avait aucun souci : assise, en camisole et en bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la troisième fois elle faisait refaire son lit et retourner les matelas par sa femme de chambre endormie.

« Je t’avais bien dit qu’il n’y avait que des creux et des bosses ; tu comprends bien que je n’aurais pas mieux demandé que de dormir ? Ainsi ce n’est pas ma faute, » disait-elle du ton boudeur d’un enfant qui va pleurer.

Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, à travers son sommeil, l’entendait marcher et s’ébrouer ; il lui semblait que sa dignité avait été offensée, et cette offense était d’autant plus vive, qu’elle ne se rapportait pas à lui, mais à sa fille, à sa fille qu’il aimait plus que lui-même. Il avait beau se dire qu’il prendrait son temps pour décider quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite à suivre, une ligne de conduite selon la justice et l’équité, ses réflexions ne faisaient que l’irriter davantage :

« Elle a tout oublié pour le premier venu, tout, jusqu’à son père… et la voilà qui court en haut, qui se coiffe et qui fait des grâces, et qui ne ressemble plus à elle-même ! Et la voilà enchantée d’abandonner son père, et pourtant elle savait que je le remarquerais ! Frr… frr… frr… Est-ce que je ne vois pas que cet imbécile ne regarde que la Bourrienne ?… Il faut que je la chasse ! Et pas un brin de fierté pour le comprendre ; si elle n’en a pas pour elle, qu’elle en ait pour moi ! Il faudra lui montrer que ce bellâtre ne pense qu’à la Bourrienne. Pas de fierté !… je le lui dirai ! »