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teur[1]. » Et, après avoir poussé une exclamation de mépris, il changea de pose.

Le prince Hippolyte, qui n’avait cessé d’examiner le vicomte à travers son lorgnon, se tourna à ces mots tout d’une pièce vers la petite princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui dessina sur la table l’écusson des Condé, et il se mit à le lui expliquer avec une gravité imperturbable, comme si elle l’en avait prié :

« Bâton de gueules engrelés de gueule et d’azur, maison des Condé. »

La princesse écoutait et souriait.

« Si Bonaparte reste encore un an sur le trône de France, dit le vicomte, en reprenant son sujet comme un homme habitué à suivre ses propres pensées sans prêter grande attention aux réflexions d’autrui dans une question qui lui est familière, les choses n’en iront que mieux : la société française, je parle de la bonne, bien entendu, sera à jamais détruite par les intrigues, la violence, l’exil et les condamnations… et alors… »

Il haussa les épaules en levant les bras au ciel. Pierre voulut intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le devança.

« L’empereur Alexandre, commença-t-elle avec cette inflexion de tristesse qui accompagnait toujours ses réflexions sur la famille impériale, a déclaré laisser aux Français eux-mêmes le droit de choisir la forme de leur gouvernement, et je suis convaincue que la nation entière, une fois délivrée de l’Usurpateur, va se jeter dans les bras de son roi légitime. »

Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, à flatter l’émigré royaliste.

« C’est peu probable, dit le prince André. Monsieur le vicomte suppose avec raison que les choses sont allées très loin, et il sera, je crois, difficile de revenir au passé.

— J’ai entendu dire, ajouta Pierre en se rapprochant d’eux, que la plus grande partie de la noblesse a été gagnée par Napoléon.

— Ce sont les bonapartistes qui l’assurent, s’écria le vicomte sans regarder Pierre.

— Il est impossible de savoir quelle est aujourd’hui l’opinion publique en France.

— Bonaparte l’a pourtant dit, reprit le prince André avec

  1. En français dans le texte.