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Elle tressaillit et elle eut peur de ses propres pensées. Avant de descendre, elle entra dans son oratoire, et, fixant ses regards sur l’image noircie du Sauveur, éclairée par la douce lueur de la lampe, elle joignit les mains, et se recueillit quelques instants. Le doute tourmentait son âme : les joies de l’amour, de l’amour terrestre lui seraient-elles données ? Dans ses songes sur le mariage, elle entrevoyait toujours le bonheur domestique complété par des enfants ; mais son rêve secret, presque inavoué à elle-même, était de goûter de cet amour terrestre, et ce sentiment était d’autant plus fort, qu’elle le cachait aux autres et à elle-même : « Mon Dieu, comment chasser de mon cœur ces insinuations diaboliques ? Comment me dérober à ces horribles pensées, pour me soumettre avec calme à ta volonté ? » À peine avait-elle adressé à Dieu cette prière qu’elle en trouva la réponse dans son cœur : « Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te trouble pas et n’envie rien à personne ; l’avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prête à tout ! S’il plaît à Dieu de t’éprouver par les devoirs du mariage, que sa volonté s’accomplisse ! » Ces pensées la calmèrent, mais elle garda au fond de son cœur le désir de voir se réaliser son rêve d’amour, elle soupira, se signa et descendit, sans plus penser ni à sa robe, ni à sa coiffure, ni à son entrée, ni à ce qu’elle dirait. Quelle valeur ces misères pouvaient-elles avoir devant les desseins du Tout-Puissant, sans la volonté duquel il ne tombe pas un cheveu de la tête de l’homme !


IV

La princesse Marie trouva déjà au salon le prince Basile et son fils, causant avec la petite princesse et Mlle Bourrienne. Elle s’avança gauchement, en marchant pesamment sur ses talons. Les deux hommes et Mlle Bourrienne se levèrent, et la petite princesse s’écria : « Voilà Marie ! »

Son coup d’œil les enveloppa tous distinctement. Elle vit se fondre en un aimable sourire l’expression grave qui avait passé sur le visage du prince Basile à sa vue ; elle vit les yeux de sa belle-sœur suivre avec curiosité sur la figure des visiteurs l’impression qu’elle produisait ; elle vit Mlle Bourrienne avec ses rubans et son joli visage, qui n’avait jamais été aussi