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Il regarda sa fille, qui rougissait.

« Es-tu malade, toi aussi ? Est-ce par crainte du ministre ? comme disait tout à l’heure cet idiot d’Alpatitch.

— Non, mon père. »

Mlle Bourrienne n’avait pas eu de chance dans le choix de son sujet de conversation ; elle n’en continua pas moins à bavarder, et sur les orangeries, et sur la beauté d’une fleur nouvellement éclose, si bien que le prince s’adoucit un peu après le potage.

Le dîner terminé, il se rendit chez sa belle-fille, qu’il trouva assise à une petite table et bavardant avec Macha, sa femme de chambre. Elle pâlit à la vue de son beau-père. Elle n’était guère en beauté en ce moment, elle était même plutôt laide.

Ses joues s’étaient allongées, elle avait les yeux cernés, et sa lèvre semblait se retrousser encore plus qu’auparavant.

« Ce n’est rien, je m’alourdis, dit-elle en réponse à une question de son beau-père, qui lui demandait de ses nouvelles.

— Besoin de rien ?

— Non, merci, mon père.

— C’est bien, c’est bien !… »

Et il sortit. Alpatitch se trouva sur son chemin dans l’antichambre.

« La route est-elle recouverte ?

— Oui, Excellence : pardonnez-moi, c’était par bêtise. »

Le prince l’interrompit avec un sourire forcé :

« C’est bon, c’est bon !… »

Et lui tendant la main, que l’autre baisa, il rentra dans son cabinet.

Le prince Basile arriva le soir même. Il trouva sur la grande route des cochers et des gens de la maison, qui, à force de cris et de jurons, firent franchir à son « vasok » (voiture sur patins) et à ses traîneaux la neige qui avait été amoncelée exprès.

On avait préparé pour chacun d’eux une chambre séparée.

Anatole, sans habit, les poings sur les hanches, regardait fixement de ses beaux grands yeux et avec un sourire distrait un coin de la table devant laquelle il était assis. Toute l’existence n’était pour lui qu’une série de plaisirs ininterrompue, y compris même cette visite à un vieillard morose et à une héritière sans beauté. À tout prendre, elle pouvait, à son avis, avoir même un résultat comique. Et pourquoi ne pas l’épouser puisqu’elle est riche ? La richesse ne gâte rien ! Une fois rasé