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avait joué aux cartes avec elle, il lui avait ramassé son sac à ouvrage, il s’était promené avec elle… Quand donc cela avait-il commencé ? et maintenant le voilà presque fiancé !… Elle est là, à côté de lui ; il la voit, il la sent, il respire son haleine, il admire sa beauté !… Tout à coup une voix connue, lui répétant la même question pour la seconde fois, le tira brusquement de sa rêverie :

« Dis-moi donc, quand as-tu reçu la lettre de Bolkonsky ? Tu es vraiment ce soir d’une distraction… » dit le prince Basile.

Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, à lui et à Hélène :

« Après tout, puisqu’ils le savent, se dit-il, et d’autant mieux que c’est vrai… »

Et son sourire bon enfant lui revint sur les lèvres.

« Quand as-tu reçu sa lettre ? Est-ce d’Olmütz qu’il t’écrit ?

— Peut-on penser à ces bagatelles, se dit Pierre. Oui, d’Olmütz, » répondit-il avec un soupir.

En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon voisin, à la suite des autres convives. On se sépara, et quelques-uns d’entre eux partirent, sans même prendre congé d’Hélène, pour bien marquer qu’ils ne voulaient pas détourner son attention ; ceux qui approchaient d’elle pour la saluer ne restaient auprès d’elle qu’une seconde, en la suppliant de ne pas les reconduire.

Le diplomate était triste et affligé en quittant le salon. Qu’était sa futile carrière à côté du bonheur de ces jeunes gens ? Le vieux général, questionné par sa femme sur ses douleurs rhumatismales, grommela une réponse tout haut, et se dit tout bas :

« Quelle vieille sotte ! parlez-moi d’Hélène Vassilievna, c’est une autre paire de manches ; elle sera encore belle à cinquante ans. »

« Il me semble que je puis vous féliciter, murmura Anna Pavlovna à la princesse mère, en l’embrassant tendrement. Si ce n’était ma migraine, je serais restée. »

La princesse ne répondit rien : elle était envieuse du bonheur de sa fille. Pendant que ces adieux s’échangeaient, Pierre était resté seul avec Hélène dans le petit salon ; il s’y était souvent trouvé seul avec elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parlé d’amour. Il sentait que le moment était venu, mais il ne pouvait se décider à faire ce dernier pas. Il avait honte : il lui semblait occuper à côté d’elle une place qui ne lui était pas destinée :