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tendait que le cliquetis des couteaux, le bruit des assiettes, des verres, les voix animées de plusieurs conversations. Un vieux chambellan assurait de son amour brûlant une vieille baronne, qui lui répondait par un éclat de rire ; un autre racontait la mésaventure d’une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au milieu de la table, provoquait l’attention en décrivant aux dames, d’un ton railleur, la dernière séance du conseil de l’empire, au cours de laquelle le nouveau général gouverneur de Saint-Pétersbourg avait reçu et avait lu le fameux rescrit que l’empereur Alexandre lui avait adressé de l’armée. Dans ce rescrit, Sa Majesté constatait les nombreuses preuves de fidélité que son peuple lui donnait à tout instant, et assurait que celles de la ville de Pétersbourg lui étaient particulièrement agréables, qu’il était fier d’être à la tête d’une pareille nation et qu’il tâcherait de s’en rendre digne !

Le rescrit débutait par ces mots :

« Sergueï Kousmitch, de tous côtés arrivent jusqu’à moi, » etc., etc.

« Comment, demandait une dame, il n’a pas lu plus loin que « Sergueï Kousmitch » ?

— Pas une demi-syllabe de plus… » Sergueï Kousmitch, de tous côtés… de tous côtés, Sergueï Kousmitch »…, et le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, répondit le prince Basile en riant. À plusieurs reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, à peine le mot « Sergueï » prononcé, sa voix tremblait ; à « Kousmitch » les larmes arrivaient, et après « de tous côtés » les sanglots l’étouffaient au point qu’il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et recommençait avec un nouvel effort le « Sergueï Kousmitch, de tous côtés », suivi de larmes, si bien qu’un autre s’offrit pour lire à sa place.

— Ne soyez pas méchant, s’écria Anna Pavlovna en le menaçant du doigt, c’est un si brave et si excellent homme que notre bon Viasmitinow. »

Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Hélène, qui contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrassé à la fois, que leurs sentiments intimes amenaient à tout moment sur leurs lèvres.

On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec appétit du sauté et des glaces, goûter du vin du Rhin, en évitant de les regarder, en un mot paraître indifférent à leur égard, on sentait instinctivement, au coup d’œil rapide qu’on leur jetait, aux éclats de rire, à l’anecdote de « Sergueï