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alors, ou vois-je faux à présent ?… Elle n’est pas sotte, elle est charmante ; elle ne parle pas beaucoup, il est vrai, mais elle ne dit jamais de sottises et ne s’embarrasse jamais ! »

Il essayait parfois de l’entraîner dans une discussion, mais elle répondait invariablement, d’une voix douce, par une réflexion qui témoignait du peu d’intérêt qu’elle y prenait, ou par un sourire et un regard qui, aux yeux de Pierre, étaient le signe infaillible de sa supériorité. Elle avait sans doute raison de traiter de billevesées ces dissertations, comparées à son sourire : elle en avait un tout particulier à son adresse, radieux et confiant, tout autre que ce sourire banal qui illuminait ordinairement son beau visage. Pierre savait qu’on attendait de lui un mot, un pas au delà d’une certaine limite, et il savait que tôt ou tard il la franchirait, malgré l’incompréhensible terreur qui s’emparait de lui à cette seule pensée. Que de fois pendant ces six semaines ne s’était-il pas senti entraîné de plus en plus vers cet abîme, et ne s’était-il pas demandé :

« Où est ma fermeté ? N’en ai-je donc plus ? »

Pendant ces terribles luttes, sa fermeté habituelle semblait, en effet, complètement anéantie. Pierre appartenait à cette catégorie peu nombreuse d’hommes qui ne sont forts que lorsqu’ils sentent que leur conscience n’a rien à leur reprocher, et, à partir du moment où, au-dessus de la tabatière de la « tante », le démon du désir s’était emparé de lui, un sentiment inconscient de culpabilité paralysait son esprit de résolution.

Une petite société d’intimes, de parents et d’amis, au dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la fête d’Hélène, et on leur avait donné à entendre que, ce soir-là, devait se décider le sort de celle qu’on fêtait. La princesse Kouraguine, dont l’embonpoint s’était accusé et qui jadis avait été une beauté imposante, occupait le haut bout de la table ; à ses côtés étaient assis les hôtes les plus marquants : un vieux général, sa femme et Mlle Schérer ; à l’autre bout se trouvaient les invités plus âgés et les personnes de la maison, Pierre et Hélène à côté l’un de l’autre, Le prince Basile ne soupait pas : il se promenait autour de la table, s’approchant de l’un ou de l’autre de ses invités. Il était d’excellente humeur ; il disait à chacun un mot aimable, sauf cependant à Hélène et à Pierre, dont il feignait d’ignorer la présence. Les bougies brillaient de tout leur éclat : l’argenterie, les cristaux, les toilettes des dames et les épaulettes d’or et d’argent scintillaient à leurs feux ; autour de la table s’agitait la livrée rouge des domestiques. On n’en-