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m’en voudrez pas d’user de mon privilège de vieille femme… »

Elle s’arrêta dans l’attente d’un compliment, comme le font habituellement les dames qui parlent de leur âge.

« Si vous vous mariez, ce sera autre chose !… »

Et elle enveloppa Pierre et Hélène d’un même regard. Ils ne se voyaient pas, mais Pierre la sentait toujours dans une proximité effrayante pour lui, et il murmura une réponse banale.

Rentré chez lui, il ne put s’endormir ; il pensait toujours à ce qu’il avait éprouvé. Il venait seulement de comprendre que cette femme qu’il avait connue enfant, et dont il disait distraitement : « Oui, elle est belle, » pouvait lui appartenir.

« Mais elle est bête, je l’ai toujours dit, pensait-il. Il y a donc quelque chose de mauvais, de défendu dans le sentiment qu’elle a provoqué en moi. Ne m’a-t-on pas raconté que son frère Anatole avait eu de l’amour pour elle et elle pour lui, et que c’est à cause de cela qu’il avait été renvoyé ? Son autre frère, c’est Hippolyte ; son père, c’est le prince Basile ; ce n’est pas bien, » pensait-il.

Et cependant, au milieu de toutes ces réflexions vagues sur la valeur morale d’Hélène, il se surprenait souriant et rêvant à elle, à elle devenue sa femme, avec l’espoir qu’elle pourrait l’aimer et que tout ce qu’on avait pu en dire était faux, et tout à coup il la revoyait de nouveau, non pas elle, Hélène, mais ce corps charmant revêtu de blanches draperies.

« Pourquoi donc ne l’avais-je pas vue ainsi auparavant ?… » Et, trouvant quelque chose de malhonnête et de répulsif dans ce mariage, il se reprochait sa faiblesse.

Il se rappelait ses mots, ses regards, et les mots et les regards de ceux qui les avaient vus ensemble et les allusions transparentes de Mlle Schérer, et celles du prince Basile, et il se demandait avec épouvante s’il ne s’était pas déjà trop engagé à faire une chose évidemment mauvaise et contre sa conscience…, et, tout en prononçant cet arrêt, au fond de son âme s’élevait la brillante image d’Hélène, entourée de l’auréole de sa beauté féminine.


II

Au mois de septembre de l’année 1805, le prince Basile reçut la mission d’aller inspecter quatre gouvernements ; il avait sol-