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mandé, je ne vous demanderai plus jamais rien, et jamais je ne me suis prévalue de l’amitié qui vous unissait, mon père et vous. Mais à présent, au nom de Dieu, faites cela pour mon fils et vous serez notre bienfaiteur, ajouta-t-elle rapidement. Non, ne vous fâchez pas, et promettez. J’ai demandé à Galitzine, il m’a refusé ! Soyez le bon enfant que vous étiez jadis, continua-t-elle, en essayant de sourire, pendant que ses yeux se remplissaient de larmes.

— Papa ! nous serons en retard, » dit la princesse Hélène, qui attendait à la porte.

Et elle tourna vers son père sa charmante figure.

Le pouvoir en ce monde est un capital qu’il faut savoir ménager. Le prince Basile le savait mieux que personne : intercéder pour chacun de ceux qui s’adressaient à lui, c’était le plus sûr moyen de ne jamais rien obtenir pour lui-même ; il avait compris cela tout de suite. Aussi n’usait-il que fort rarement de son influence personnelle ; mais l’ardente supplication de la princesse Droubetzkoï fit naître un léger remords au fond de sa conscience. Ce qu’elle lui avait rappelé était la vérité. Il devait en effet à son père d’avoir fait les premiers pas dans la carrière. Il avait aussi remarqué qu’elle était du nombre de ces femmes, de ces mères surtout, qui n’ont ni cesse ni repos tant que le but de leur opiniâtre désir n’est pas atteint, et qui sont prêtes, le cas échéant, à renouveler à toute heure les récriminations et les scènes. Cette dernière considération le décida.

« Chère Anna Mikhaïlovna, lui dit-il de sa voix ennuyée et avec sa familiarité habituelle, il m’est à peu près impossible de faire ce que vous me demandez ; cependant j’essayerai pour vous prouver mon affection et le respect que je porte à la mémoire de votre père. Votre fils passera dans la garde, je vous en donne ma parole ! Êtes-vous contente ?

— Cher ami, vous êtes mon bienfaiteur ! Je n’attendais pas moins de vous, je connaissais votre bonté ! Un mot encore, dit-elle, le voyant prêt à la quitter. Une fois dans la garde… et elle s’arrêta confuse… Vous qui êtes dans de bons rapports avec Koutouzow, vous lui recommanderez bien un peu Boris, n’est-ce pas, afin qu’il le prenne pour aide de camp ? Je serai alors tranquille, et jamais je ne… »

Le prince Basile sourit :

« Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que Koutouzow a été nommé général en chef, il est accablé de demandes. Lui--