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rappelait à Pierre celle du marbre, était si près de lui, que, malgré sa mauvaise vue, il distinguait involontairement toutes les beautés de ses épaules et de son cou, si près de ses lèvres, qu’il n’aurait eu qu’à se baisser d’une ligne pour les y poser. Il sentait la tiède chaleur de son corps, mêlée à la suave odeur des parfums, et il entendait vaguement craquer son corset au moindre mouvement. Ce n’était pas pourtant le parfait ensemble des beautés de cette statue de marbre qui venait de le frapper ainsi ; c’étaient les charmes de ce corps ravissant qu’il devinait sous cette légère gaze. La violence de la sensation qui pénétra tout son être effaça à jamais ses premières impressions, et il lui fut aussi impossible d’y revenir, qu’il est impossible de retrouver ses illusions perdues.

« Vous n’aviez donc pas remarqué combien je suis belle ? semblait lui dire Hélène. Vous n’aviez pas remarqué que je suis une femme et une femme que chacun peut obtenir, vous surtout ? » disait son regard.

Et Pierre comprit en cet instant que non seulement Hélène pouvait devenir sa femme, mais qu’elle le deviendrait, et cela aussi positivement que s’ils étaient déjà devant le prêtre. Comment et quand ? Il l’ignorait. Serait-ce un bonheur ? Il ne le savait pas ; il pressentait même plutôt que ce serait un malheur, mais il était sûr que cela arriverait.

Pierre baissa les yeux et les releva, en essayant de revoir en elle cette froide beauté qui jusqu’à ce jour l’avait laissé si indifférent ; il ne le pouvait plus, il subissait son influence et il ne s’élevait plus entre eux d’autre barrière que sa seule volonté.

« Bon, je vous laisse dans votre petit coin… Je vois que vous y êtes très bien, » dit Mlle Schérer en passant.

Et Pierre se demanda avec terreur s’il n’avait pas commis quelque inconvenance, et s’il n’avait pas laissé deviner son trouble intérieur. Il se rapprocha du principal groupe.

« On dit que vous embellissez votre maison de Pétersbourg ? » lui dit Anna Pavlovna.

C’était vrai en effet : l’architecte lui avait déclaré que des arrangements intérieurs étaient indispensables, et il l’avait laissé faire.

« C’est très bien, mais ne déménagez pas de chez le prince Basile ; il est bon d’avoir un ami comme le prince, j’en sais quelque chose, dit Anna Pavlovna, en souriant à ce dernier… Vous êtes si jeune, vous avez besoin de conseils ; vous ne