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« Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme ! »

Et les yeux de Tonschine s’emplirent de larmes, sans qu’il sût pourquoi.


XX

Le vent était tombé ; de sombres nuages qui se confondaient à l’horizon avec la fumée de la poudre restaient suspendus sur le champ de bataille ; la lueur de deux incendies, d’autant plus visible que le soir était venu, se détachait sur ce fond. La canonnade allait s’affaiblissant, mais la fusillade, derrière et à droite, s’entendait à chaque pas plus forte et plus rapprochée. À peine sorti avec ses canons de la zone du feu ennemi, et descendu dans le ravin, Tonschine rencontra une partie de l’état-major, entre autres l’officier porteur de l’ordre de retraite et Gerkow, qui, bien qu’il eût été envoyé deux fois, n’était jamais parvenu jusqu’à lui. Tous, s’interrompant les uns les autres, lui donnaient des ordres et des contre-ordres sur la route qu’il devait suivre, l’accablant de reproches et de critiques.

Quant à lui, monté sur son misérable cheval, il gardait un morne silence, car il sentait qu’à la première parole qu’il aurait prononcée, ses nerfs, en se détendant, auraient trahi son émotion. Bien qu’il lui eût été enjoint d’abandonner les blessés, plusieurs se traînaient, en suppliant qu’on les plaçât sur les canons. L’élégant officier d’infanterie qui, peu d’heures auparavant, s’était élancé hors de la hutte de Tonschine, était maintenant couché sur l’affût de la Matvéevna, avec une balle dans le ventre. Un junker de hussards, pâle et soutenant sa main mutilée, demandait également une petite place.

« Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionné, je ne peux plus marcher ! »

On voyait qu’il avait dû plus d’une fois faire inutilement la même demande, car sa voix était suppliante et timide :

« Au nom du ciel, ne me refusez pas !

— Placez-le, placez-le ! Mets une capote sous lui, mon petit oncle, dit Tonschine, en s’adressant à son artilleur favori… — Où est l’officier blessé ?

— On l’a enlevé, il est mort, répondit une voix.