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Les soldats, beaux hommes pour la plupart et, comme il arrive souvent dans une compagnie d’artilleurs, de deux têtes plus grands et plus larges d’épaules que leur chef, l’interrogeaient du regard comme des enfants dans une situation difficile, et l’expression de sa figure se reflétait aussitôt sur leurs mâles visages.

Grâce à ce grondement continu, à ce tapage, à cette activité forcée, Tonschine n’éprouvait pas la moindre crainte : il n’admettait même pas la possibilité d’être blessé ou tué. Il lui semblait que depuis le premier coup tiré sur l’ennemi il s’était passé beaucoup de temps, qu’il était là depuis la veille, et que ce petit carré de terrain qu’il occupait lui était familier et connu. Il n’oubliait rien, prenait avec sang-froid ses dispositions, comme aurait pu le faire à sa place le meilleur des officiers, et pourtant il se trouvait dans un état voisin du délire ou de l’ivresse.

Du milieu du bruit assourdissant de la batterie, de la fumée et des boulets ennemis qui tombaient sur la terre, sur un canon, sur un homme, sur un cheval, du milieu de ses soldats qui se hâtaient, le front ruisselant de sueur, il s’élevait dans sa tête un monde à part et fantastique, plein de fiévreuses jouissances. Dans ce rêve éveillé, les canons ennemis étaient pour lui des pipes énormes par lesquelles un fumeur invisible lui lançait de légers nuages de fumée.

« Tiens, le voilà qui fume, se dit Tonschine à demi-voix, à la vue d’un blanc panache que le vent emportait : attrapons la balle et renvoyons-la !

— Qu’ordonnez-vous, Votre Noblesse ? demanda le canonnier placé à côté de lui, qui avait vaguement entendu ces paroles.

— Rien, vas-y ! vas-y, notre Matvéevna, » répondit-il, en s’adressant au grand canon de fonte ancienne qui était le dernier de la rangée et qui pour lui était la Matvéevna.

Les Français lui faisaient l’effet de fourmis courant autour des pièces ; le bel artilleur, un peu ivrogne, qui était le servant n° 1 du deuxième canon, représentait, dans le monde de ses fantaisies, le personnage de « l’oncle », dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un plaisir tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu’à lui comme la respiration d’un être vivant, dont il percevait avidement tous les soupirs.

« Le voilà qui respire, se disait-il tout bas, et lui-même se croyait un homme puissant, de haute taille, lançant des deux mains des boulets sur l’ennemi.