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évidente que le mouvement tournant des Français pour envelopper l’aile gauche. Les deux chefs se regardaient comme deux coqs prêts au combat, chacun attendant en vain un signe de faiblesse de son adversaire. Tous deux subirent cette épreuve avec honneur, et ils l’auraient prolongée indéfiniment par amour-propre, aucun ne voulant abandonner la partie le premier, si, au même instant, une fusillade, accompagnée de cris confus, n’avait éclaté à deux pas en arrière.

Les Français étaient tombés sur les soldats occupés à ramasser du bois : il ne pouvait donc plus être question pour les hussards de se replier avec l’infanterie, car ils étaient coupés de leur chemin de retraite sur la gauche par les avant-postes ennemis, et force leur fut d’attaquer, malgré les difficultés du terrain, pour s’ouvrir un passage.

L’escadron de Rostow, qui n’avait eu que le temps de se mettre en selle, se trouvait juste en face de l’ennemi, et, alors, comme sur le pont de l’Enns, il n’y avait rien entre l’ennemi et eux, rien que cette distance pleine de terreur et d’inconnu, cette distance entre les vivants et les morts que chacun sentait instinctivement, en se demandant avec émotion s’il la franchirait sain et sauf !…

Le colonel arriva sur le front, en répondant de mauvaise humeur aux questions des officiers ; en homme résolu à faire à sa tête, il leur jeta un ordre. Rien n’avait été dit de bien précis, mais une vague rumeur faisait pressentir une attaque, et l’on entendit tout à la fois le commandement : « Alignez-vous ! » et le froissement des sabres tirés du fourreau. Nul ne bougeait : l’indécision des chefs était si apparente, qu’elle ne tarda pas à se communiquer à leurs troupes, infanterie et cavalerie.

« Ah ! si cela pouvait venir plus vite, plus vite, » se disait Rostow, en sentant arriver le moment de l’attaque, cette grande et ineffable jouissance dont ses camarades l’avaient si souvent entretenu.

« En avant avec l’aide de Dieu, mes enfants ! cria la voix de Denissow… Au trot, marche ! »

Les croupes des chevaux ondulèrent, Corbeau tira sur la bride et partit.

Rostow avait à sa droite les premiers rangs de ses hussards et au fond, devant lui, une ligne sombre dont il ne pouvait se rendre compte à distance, mais qui était l’ennemi. On entendait au loin des coups de fusil.