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pagnie ; les soldats se séparaient à l’endroit où était tombé le boulet, et le vieux sous-officier chevronné, resté en arrière auprès des morts, rejoignit son rang, emboîta vivement le pas en se retournant d’un air soucieux, et le commandement de : gauche, gauche, gauche ! rythmant de nouveau le bruit régulier du pas des soldats, semblait encore sortir de la profondeur de ce silence menaçant.

« Vous l’avez passée en braves, mes enfants, » dit le prince Bagration. Un cri de : « Prêts à servir[1], Excellence ! » éclata par détachement. Un soldat renfrogné regarda son général comme pour lui dire : « Nous le savons aussi bien que vous ! » Un autre, sans se retourner, dans la crainte d’être distrait, ouvrait la bouche toute grande en criant.

On donna l’ordre de s’arrêter et d’ôter les sacs.

Bagration parcourut les rangs qui venaient de défiler devant lui, descendit de cheval, tendit la bride à son cosaque, lui remit sa bourka et étira ses jambes. La tête de la colonne française, officiers en tête, déboucha en ce moment de derrière la montagne.

« En avant, avec l’aide de Dieu ! » s’écria Bagration d’une voix claire et ferme, et, se retournant un instant vers le front de la troupe, il s’avança avec effort sur le terrain inégal, du pas incertain d’un cavalier à pied. Le prince André se sentit entraîné par une force irrésistible et en éprouva un grand bonheur[2].

Les Français étaient à une faible distance, et il pouvait apercevoir distinctement leurs figures, les buffleteries, les épaulettes rouges, et un vieil officier qui, les pieds en dehors et des guêtres aux jambes, gravissait avec peine la montagne.

  1. Traduction littérale : « Heureux de nous donner de la peine ». Réponse obligatoire des soldats dans l’armée russe aux remerciements de leurs chefs. (Note du traducteur.)
  2. Ici eut lieu l’attaque dont M. Thiers parle en ces termes : « Les Russes se conduisirent vaillamment et, chose rare à la guerre, on vit deux masses d’infanterie marcher l’une contre l’autre sans qu’aucune des deux cédât avant d’être absorbée. » Napoléon à Sainte-Hélène s’exprime ainsi : « Quelques bataillons russes montrèrent de l’intrépidité. » (Note de l’auteur.)

    Voici textuellement les paroles de M. Thiers : « et, ce qui est rare à la guerre, les deux marches d’infanterie marchèrent résolument l’une contre l’autre sans qu’aucune des deux cédât avant d’être abordée. » Puis quelques lignes plus loin : « Les Russes se conduisirent vaillamment. » (Note du traducteur.)