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— Bonaparte ? répliqua Dologhow, qui fut aussitôt interrompu par le Français irrité.

— Il n’y a pas de Bonaparte, il y a l’Empereur, sacré nom !

— Que le diable emporte votre Empereur !… »

Et Dologhow jurant en russe, à la manière des soldats, jeta son fusil sur son épaule et s’éloigna en disant à son capitaine :

« Allons-nous-en, Ivan Loukitch.

— En voilà du français, dirent en riant les soldats ; à ton tour, Siderow !… »

Et Siderow, clignant de l’œil et s’adressant aux Français, leur lança coup sur coup une bordée de mots sans suite, sans signification, tels que « cari, mata tafa, safi, muter casca », en tâchant de donner à sa voix des intonations expressives. Un rire homérique éclata parmi les soldats, un rire si franc, si joyeux, qu’il traversa la ligne et se communiqua aux Français ; on aurait pu croire qu’il n’y avait plus qu’à décharger les fusils et à rentrer chacun chez soi : mais les fusils restèrent chargés, les meurtrières des maisons et des retranchements conservèrent leur aspect menaçant, et les canons enlevés de leurs avant-trains et braqués sur l’ennemi ne sortirent pas de leur sinistre immobilité.


XV

Après avoir parcouru la ligne des troupes jusqu’au flanc gauche, le prince André monta à la batterie d’où, au dire de l’officier d’état-major, on découvrait tout le terrain. Il descendit de cheval et s’arrêta au bout de la batterie, au quatrième et dernier canon. L’artilleur de garde voulut lui présenter les armes, mais, au signe de l’officier, il reprit sa marche monotone et régulière. Derrière les bouches à feu se trouvaient les avant-trains, et plus loin, les chevaux attachés au piquet et les feux du bivouac des artilleurs. À gauche, non loin du dernier canon, s’élevait une petite hutte formée de branchages entrelacés, de l’intérieur de laquelle partaient les voix animées de plusieurs officiers.

On apercevait en effet de cette batterie la presque totalité des troupes russes et la plus grande partie de celles de l’ennemi. Sur une colline, juste en face, se dessinait à l’horizon le