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autres, à moitié nus, séchaient leurs chemises, raccommodaient leurs bottes et leurs capotes, rangés en cercle autour des marmites et des cuisiniers. Dans une des compagnies la soupe était prête, et les soldats impatients suivaient des yeux la vapeur des chaudières, en attendant que le sergent de service eût porté leur soupe à goûter à l’officier, assis sur une poutre devant sa baraque.

Dans une autre compagnie, plus heureuse, car toutes n’avaient pas d’eau-de-vie, les hommes se pressaient autour d’un sergent-major qui avait une figure grêlée et de larges épaules ; il leur en versait tour à tour dans le couvercle de leurs bidons, en inclinant son petit tonneau ; les soldats la portaient pieusement à leurs lèvres, s’en rinçaient la bouche, essuyaient ensuite leurs lèvres sur leurs manches, et, après avoir recouvert leurs bidons, s’éloignaient gais et dispos. Tous étaient si calmes, qu’on n’aurait pu supposer, à les voir, que l’ennemi fût à deux pas. Ils semblaient plutôt se reposer à une tranquille étape dans leur pays, qu’être à la veille d’un engagement où peut-être la moitié d’entre eux resteraient sur le terrain. Le prince André, après avoir passé devant le régiment de chasseurs, atteignit les rangs serrés des grenadiers de Kiew ; tout en conservant leur tournure martiale habituelle, les grenadiers étaient aussi paisiblement occupés que leurs camarades ; il aperçut, non loin de la haute baraque du chef du régiment, un peloton de grenadiers devant lequel un homme nu était couché. Deux soldats le tenaient, deux autres frappaient régulièrement sur son dos avec de minces et flexibles baguettes. Le patient criait d’une façon lamentable ; un gros major marchait devant le détachement et répétait, sans faire la moindre attention à ses cris :

« Il est honteux pour un soldat de voler, le soldat doit être honnête et brave ; s’il a volé son camarade, c’est qu’il n’a pas le sentiment de l’honneur, c’est qu’il est un misérable ! Encore ! encore !… »

Et les coups tombaient, et les cris continuaient.

Un jeune officier qui venait de s’éloigner du coupable, et dont la figure trahissait une compassion involontaire, regarda avec étonnement l’aide de camp qui passait.

Le prince André, une fois arrivé aux avant-postes, les parcourut en détail. La ligne des tirailleurs ennemis et la nôtre, séparées par une grande distance sur le flanc gauche et sur le flanc droit, se rapprochaient au milieu, à l’endroit même que