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Le prince André n’avait pu s’empêcher de sourire en regardant Tonschine, qui, debout, silencieux et souriant, levait tour à tour ses pieds déchaussés, et dont les yeux, bons et intelligents, allaient de l’un à l’autre.

« Les soldats disent qu’il est plus commode d’être déchaussé, répondit humblement le capitaine Tonschine, en cherchant à sortir par une plaisanterie de sa fausse position ; mais il se troubla en sentant que sa saillie avait été mal reçue.

— Retournez à vos postes, messieurs, » répéta l’officier d’état-major, qui s’efforçait de garder son sérieux.

Le prince André jeta encore un coup d’œil sur l’artilleur, dont la personnalité comique était un type à part ; il n’avait rien de militaire, et cependant il produisait la meilleure impression.

Une fois sortis du village, après avoir dépassé et rencontré à chaque pas des soldats et des officiers de toute arme, ils virent à leur gauche les retranchements en terre glaise rouge qu’on était encore en train d’élever. Quelques bataillons en chemise, malgré la bise froide qui soufflait, y travaillaient comme des fourmis. Les ayant examinés, ils poursuivirent leur route et, s’en éloignant au galop, ils gravirent la montagne opposée.

Du haut de cette éminence ils aperçurent les Français.

« Là-bas est notre batterie, celle de cet original déchaussé ; allons-y, mon prince, c’est le point le plus élevé, nous verrons mieux.

— Mille grâces, je trouverai mon chemin tout seul, répondit le prince André, pour se débarrasser de son compagnon ; ne vous dérangez pas, je vous en supplie… »

Et ils se séparèrent.

À dix verstes des Français, sur la route de Znaïm, parcourue par le prince André le matin même, régnaient une confusion et un désordre indescriptibles. À Grounth, il avait senti dans l’air une inquiétude et une agitation inusitées ; ici, au contraire, en se rapprochant de l’ennemi, il constatait avec joie la bonne tenue et l’air d’assurance des troupes. Les soldats, vêtus de leurs capotes grises, étaient bien alignés devant le sergent-major et le capitaine, qui comptaient leurs hommes en posant le doigt sur la poitrine de chacun d’eux, et en faisant lever le bras au dernier soldat de chaque petit détachement. Quelques-uns apportaient du bois et des broussailles pour se construire des baraques, riaient et causaient entre eux ; des groupes s’étaient formés autour des feux ; les uns tout habillés, les