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« Si ce n’est qu’un freluquet de l’état-major, envoyé pour recevoir une décoration, il la recevra aussi bien à l’arrière-garde ; mais s’il veut rester auprès de moi, tant mieux, un brave officier n’est jamais de trop ! »

Le prince André, sans répondre à sa double proposition, demanda au prince s’il voulait lui permettre d’examiner la situation et la dislocation des troupes, pour pouvoir s’orienter, le cas échéant. L’officier de service du détachement, un bel homme, d’une élégance recherchée, portant un solitaire à l’index, parlant mal mais très volontiers le français, se proposa comme guide.

On ne voyait de tous côtés que des officiers trempés jusqu’aux os, à la recherche de quelque chose, et des soldats traînant après eux des portes, des bancs et des palissades.

« Voyez, prince, nous ne parvenons pas à nous débarrasser de ces gens-là, dit l’officier d’état-major, en les désignant du doigt et en indiquant la tente d’une vivandière : les chefs sont trop faibles, ils leur permettent de se rassembler ici… je les ai tous chassés ce matin, et la voilà de nouveau pleine. Permettez, prince, une seconde, que je les chasse encore.

— Allons-y, répondit le prince André, j’y prendrai un morceau de pain et de fromage, car je n’ai pas eu le temps de manger.

— Si vous me l’aviez dit, prince, je vous aurais offert de partager mon pain et mon sel. »

Ils quittèrent leurs chevaux et entrèrent dans la tente ; quelques officiers, à la figure fatiguée et enluminée, étaient occupés à boire et à manger.

« Pour Dieu, messieurs, leur dit l’officier d’état-major d’un ton de reproche accentué, qui prouvait que ce n’était pas la première fois qu’il le leur répétait, vous savez bien que le prince a défendu de quitter son poste et de se réunir ici ; » et s’adressant à un officier d’artillerie de petite taille, maigre et peu soigné, qui s’était levé à leur entrée avec un sourire contraint, et s’était déchaussé pour donner à la vivandière ses bottes à sécher. « Et vous aussi, capitaine Tonschine ! N’avez-vous pas honte ? En votre qualité d’artilleur, vous devriez donner l’exemple, et vous voilà sans bottes ; si on bat la générale, vous serez gentil, nu-pieds. Vous allez me faire le plaisir, messieurs, de retourner à vos postes, tous, » ajouta-t-il d’un ton de commandement.