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vous ? À quoi pensez-vous ? dit-elle à Hippolyte. Apportez-moi donc mon ridicule. »

La princesse, riant et parlant à la fois, avait causé un déplacement général.

« Je suis très bien ici, » continua-t-elle en s’asseyant pour recevoir son ridicule des mains du prince Hippolyte, qui avança un fauteuil et se plaça à côté d’elle.

Le « charmant Hippolyte » ressemblait d’une manière frappante à sa sœur, « la belle des belles, » quoiqu’il fût remarquablement laid. Les traits étaient les mêmes, mais chez sa sœur ils étaient transfigurés par ce sourire invariablement radieux, satisfait, plein de jeunesse, et par la perfection classique de toute sa personne ; sur le visage du frère se peignait au contraire l’idiotisme, joint à une humeur constamment boudeuse ; sa personne était faible et malingre ; ses yeux, son nez, sa bouche paraissaient se confondre en une grimace indéterminée et ennuyée, tandis que ses pieds et ses mains se tordaient et prenaient des poses impossibles.

« Est-ce une histoire de revenants ? demanda-t-il en portant son lorgnon à ses yeux comme si cet objet devait lui rendre l’élocution plus facile.

— Pas le moins du monde, dit le narrateur stupéfait.

— C’est que je ne puis les souffrir, » reprit Hippolyte, et l’on comprit à son air qu’il avait senti après coup la portée de ses paroles ; mais il avait tant d’aplomb qu’on se demandait, chaque fois qu’il parlait, s’il était bête ou spirituel. Il portait un habit à pans, vert foncé, des inexpressibles couleurs « chair de nymphe émue », selon sa propre expression, des bas et des souliers à boucles.

Le vicomte conta fort agréablement l’anecdote qui circulait sur le duc d’Enghien ; il s’était, disait-on, rendu secrètement à Paris pour voir Mlle Georges, et il y avait rencontré Bonaparte, que l’éminente artiste favorisait également. La conséquence de ce hasard malheureux avait été pour Napoléon un de ces évanouissements prolongés auxquels il était sujet et qui l’avait mis au pouvoir de son ennemi. Le duc n’en avait pas profité ; mais Bonaparte s’était vengé plus tard de cette généreuse conduite en le faisant assassiner. Ce récit, plein d’intérêt, devenait surtout émouvant au moment de la rencontre des deux rivaux, et les dames s’en montrèrent émues.

« C’est charmant, murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la petite princesse.

— Charmant ! » reprit la petite princesse en piquant son