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sauver ainsi l’armée, ce qui était en réalité impossible. Mais la fortune capricieuse rendit l’impossible possible. Le succès de la ruse qui avait livré aux Français, sans coup férir, le pont de Vienne, inspira à Murat la pensée d’en tenter une du même genre avec Koutouzow. Rencontrant le faible détachement de Bagration, il s’imagina avoir devant lui l’armée tout entière. Sûr de l’écraser dès qu’il aurait reçu les renforts qu’il attendait, il lui proposa un armistice de trois jours, pendant lequel chacun d’eux conserverait ses positions respectives. Pour être plus sûr de l’obtenir, il confirma que les préliminaires de la paix étaient en discussion, et que par conséquent il était inutile de verser le sang. Le général autrichien Nostitz, placé aux avant-postes, le crut sur parole et, en se repliant, démasqua Bagration. Un autre parlementaire porta dans le camp russe les mêmes assurances mensongères. Bagration répondit qu’il ne pouvait ni accepter, ni refuser l’armistice, et qu’il devait avant tout en référer au général en chef, auquel il allait envoyer son aide de camp. Cette proposition était le salut de l’armée ; aussi Koutouzow dépêcha-t-il immédiatement à l’ennemi l’aide de camp Wintzengerode, chargé non seulement d’accepter l’armistice, mais aussi de poser les conditions d’une capitulation. Il expédia en même temps d’autres ordres en arrière, pour presser la marche de l’armée, que l’ennemi ignorait encore parce qu’elle s’opérait derrière les faibles troupes de Bagration, restées immobiles devant des forces huit fois plus considérables. Les prévisions de Koutouzow se réalisèrent. Ses propositions ne l’engageaient à rien et lui faisaient gagner un temps précieux ; car la faute de Murat ne pouvait tarder à être découverte. Aussitôt que Bonaparte, établi à Schœnbrünn, à 25 verstes de Hollabrünn, reçut le rapport de Murat contenant les projets d’armistice et de capitulation, il comprit qu’on l’avait joué et lui écrivit la lettre suivante :


Au prince Murat.
« Schœnbrünn, 25 brumaire (16 novembre), an 1805, huit heures du matin.

« Il m’est impossible de trouver des termes pour vous exprimer mon mécontentement. Vous ne commandez que mon avant-garde, et vous n’avez pas le droit de faire d’armistice sans mon ordre. Vous me faites perdre le fruit d’une cam-