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dans sa tête les détails de cette scène ridicule, il galopa jusqu’au village, où se trouvait, lui avait-on dit, le général en chef. Arrivé là, il descendit de cheval, dans l’intention de manger un peu, de se reposer un instant et de mettre de l’ordre dans le trouble pénible de ses impressions :

« C’est une troupe de bandits, ce n’est pas une armée, » pensait-il, lorsqu’une voix connue l’appela par son nom.

Il se retourna, et il aperçut à une petite fenêtre Nesvitsky, qui mâchonnait quelque chose et lui faisait de grands gestes.

« Bolkonsky, ne m’entends-tu pas ? Viens vite ! »

Entré dans la maison, il y trouva Nesvitsky et un autre aide de camp, qui déjeunaient ; ils s’empressèrent de lui demander d’un air alarmé s’il apportait quelque nouvelle.

« Où est le général en chef ? demanda Bolkonsky.

— Ici, dans cette maison, répondit l’aide de camp.

— Eh bien, est-ce vrai, la paix et la capitulation ? demanda Nesvitsky.

— C’est à vous de me le dire, je n’en sais rien, car j’ai eu toutes les peines du monde à vous rejoindre.

— Ah ! mon cher, ce qui se passe chez nous est vraiment affreux… je fais mon mea culpa… nous nous sommes moqués de Mack, et notre situation est pire que la sienne ; assieds-toi et déjeune, ajouta Nesvitsky.

— Il vous sera impossible, mon prince, de retrouver à présent votre fourgon et vos effets : quant à votre Pierre, Dieu sait où il est.

— Où est donc le quartier général ?

— Nous couchons à Znaïm.

— Quant à moi, dit Nesvitsky, j’ai chargé sur deux chevaux tout ce dont j’ai besoin et l’on m’a fait d’excellents bâts qui résisteraient même aux chemins des montagnes de la Bohême !… Ça va mal, mon cher… Eh bien, es-tu malade ?… il me semble que tu frissonnes ?

— Je n’ai rien, » répondit le prince André.

Et il se rappela au même instant sa rencontre avec la femme du médecin et l’officier du train.

« Que fait ici le général en chef ?

— Je n’y comprends rien, répondit Nesvitsky.

— Et moi, je ne comprends qu’une chose : c’est que tout ça est déplorable, » dit le prince André.

Et il se rendit chez Koutouzow ; il remarqua, en passant, sa voiture et les chevaux de sa suite harassés, éreintés, entourés