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« Mais d’où venez-vous donc, pour ignorer ce que savent tous les cochers de fiacre ?

— Je viens de chez l’archiduc, et je n’y ai rien appris.

— Et vous n’avez pas remarqué que chacun fait ses paquets ?

— Je n’ai rien vu ! Mais enfin qu’y a-t-il donc ? reprit-il avec impatience.

— Ce qu’il y a ? Il y a que les Français ont passé le pont défendu par d’Auersperg, qui ne l’a pas fait sauter, que Murat arrive au grand galop sur la route de Brünn et que, sinon aujourd’hui, du moins demain ils seront ici.

— Comment, ici ? mais puisque le pont était miné, pourquoi ne l’avoir pas fait sauter ?

— C’est à vous que je le demande, car personne, pas même Bonaparte, ne le saura jamais ! »

Bolkonsky haussa les épaules :

« Mais si le pont est franchi, l’armée est perdue, elle sera coupée !

— C’est justement là le hic… Écoutez : Les Français occupent Vienne, comme je vous l’ai déjà dit, tout va très bien. Le lendemain, c’est-à-dire hier au soir, messieurs les maréchaux Murat, Lannes et Belliard[1] montent à cheval et vont examiner le pont ; remarquez bien, trois Gascons ! Messieurs, dit l’un d’eux, vous savez que le pont de Thabor est miné et contre-miné, qu’il est défendu par cette fameuse tête de pont que vous savez, et quinze mille hommes de troupes qui ont reçu l’ordre de le faire sauter pour nous barrer le passage. Mais comme il serait plus qu’agréable à notre Empereur et maître, Napoléon, de s’en emparer, allons-y tous trois et emparons-nous-en. « Allons, » répondirent les autres. Et les voilà qui partent, qui prennent le pont, le franchissent, et toute l’armée à leur suite passe le Danube, se dirigeant sur nous, sur vous et sur vos communications.

— Trêve de plaisanteries, repartit le prince André, le sujet est grave et triste. »

Et cependant, malgré l’ennui qu’aurait dû lui causer cette fâcheuse nouvelle, il éprouvait une certaine satisfaction. Depuis qu’il avait appris la situation désespérée de l’armée russe, il se croyait destiné à la tirer de ce péril : c’était pour lui le

  1. Le traducteur croit devoir relever l’erreur commise par M. Bilibine au sujet du général Belliard, qui n’a jamais été maréchal.