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trompe, je flaire des rapports et des projets de paix avec la France, d’une paix secrète conclue séparément.

— C’est impossible, ce serait trop vilain.

— Qui vivra verra, » repartit Bilibine.

Et le prince André se retira dans la chambre qui lui avait été préparée.

Une fois étendu entre des draps bien blancs, la tête sur des oreillers parfumés et moelleux, le prince André sentit malgré lui que la bataille dont il avait apporté la nouvelle passait de plus en plus à l’état de vague souvenir. Il ne pensait plus qu’à l’alliance prussienne, à la trahison de l’Autriche, au nouveau triomphe de Bonaparte, à la revue et à la réception de l’empereur François, pour le lendemain. Il ferma les yeux, et au même instant le bruit de la canonnade, de la fusillade et des roues éclata dans ses oreilles. Il voyait les soldats descendre un à un le long des montagnes, il entendait le tir des Français, il était là avec Schmidt au premier rang, les balles sifflaient gaiement autour de lui, et son cœur tressaillait et s’emplissait d’une folle exubérance de vie, comme il n’en avait jamais ressentie depuis son enfance. Il se réveilla en sursaut :

« Oui, oui, c’était bien cela ! »

Et il se rendormit heureux, avec un sourire d’enfant, du profond sommeil de la jeunesse.


X

Le lendemain, il se réveilla tard, et, rassemblant ses idées, il se rappela tout d’abord qu’il devait se présenter le jour même à l’empereur François ; et toutes les impressions de la veille, l’audience du ministre, la politesse exagérée de l’aide de camp, sa conversation avec Bilibine, traversèrent en foule son cerveau. Ayant endossé, pour se rendre au palais, la grande tenue qu’il n’avait pas portée depuis longtemps, gai et dispos, le bras en écharpe, il entra, en passant, chez son hôte, où se trouvaient déjà quatre jeunes diplomates, entre autres le prince Hippolyte Kouraguine, secrétaire à l’ambassade de Russie, que Bolkonsky connaissait.

Les trois autres, que Bilibine lui nomma, étaient des jeunes gens du monde, élégants, riches, aimant le plaisir, qui formaient