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L’aide de camp de service pria le prince André de l’attendre, et alla l’annoncer au ministre de la guerre. Il revint bientôt, et, s’inclinant avec une politesse marquée, il fit passer le prince André devant lui ; après lui avoir fait traverser le corridor, il l’introduisit dans le cabinet où travaillait le ministre. L’officier autrichien semblait, par son excessive politesse, vouloir élever une barrière qui le mît à l’abri de toute familiarité de la part de l’aide de camp russe. Plus le prince André se rapprochait du haut fonctionnaire, plus s’affaiblissait en lui le sentiment de joyeuse satisfaction qu’il avait éprouvé quelques instants avant, et plus il ressentait vivement comme l’impression d’une offense reçue ; et cette impression, malgré lui, se transformait peu à peu en un dédain inconscient. Son esprit attentif lui présenta aussitôt tous les motifs qui lui donnaient le droit de mépriser l’aide de camp et le ministre : « Une victoire gagnée leur paraîtra chose facile, à eux qui n’ont pas senti la poudre, voilà ce qu’il pensait, » et il entra dans le cabinet avec une lenteur affectée. Cette irritation sourde s’augmenta à la vue du dignitaire, qui, tenant penchée sur sa table, entre deux bougies, sa tête chauve et encadrée de cheveux gris, lisait, prenait des notes, et semblait ignorer sa présence.

« Prenez cela, dit-il à son aide de camp, » en lui tendant quelques papiers et sans accorder la moindre attention au prince André.

« Ou bien, se disait le prince, de toutes les affaires qui l’occupent, la marche de l’armée de Koutouzow est ce qui l’intéresse le moins ; ou bien il cherche à me le faire accroire. »

Après avoir soigneusement et minutieusement rangé ses papiers, le ministre releva la tête et montra une figure intelligente, pleine de caractère et de fermeté ; mais, en s’adressant au prince André, il prit aussitôt cette expression de convention, niaisement souriante et affectée à la fois, habituelle à l’homme qui reçoit journellement un grand nombre de pétitionnaires.

« De la part du général en chef Koutouzow !… De bonnes nouvelles, j’espère ?… Un engagement avec Mortier !… Une victoire !… il était temps ! »

Le ministre se mit à lire la dépêche qui lui était adressée :

« Ah ! mon Dieu, Schmidt, quel malheur ! quel malheur ! dit-il en allemand, et, après l’avoir parcourue, il la posa sur la table, d’un air soucieux. Ah ! quel malheur ! Vous dites que l’affaire a été décisive ? Pourtant Mortier n’a pas été fait prisonnier !… »