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nube et s’y arrêta pour la première fois, mettant le fleuve entre lui et le gros des forces ennemies. Le 30, il attaqua Mortier, qui se trouvait également sur la rive gauche, et le battit. Les premiers trophées de cette affaire furent deux canons, un drapeau et deux généraux, et, pour la première fois depuis une retraite de quinze jours, les Russes s’arrêtèrent, bousculèrent les Français, et restèrent maîtres du champ de bataille. Malgré l’épuisement des troupes, mal vêtues, affaiblies d’un tiers par la perte des traînards, des malades, des morts et des blessés, abandonnés sur le terrain et confiés par une lettre de Koutouzow à l’humanité de l’ennemi, malgré la quantité de blessés que les hôpitaux et les maisons converties en ambulances ne pouvaient contenir, malgré toutes ces circonstances aggravantes, cet arrêt à Krems et cette victoire remportée sur Mortier avaient fortement relevé le moral des troupes.

Les nouvelles les plus favorables, mais aussi les plus fausses, circulaient entre l’armée et l’état-major : on annonçait la prochaine arrivée de nouvelles colonnes russes, une victoire des Autrichiens et enfin la retraite précipitée de Bonaparte.

Le prince André s’était trouvé pendant ce dernier combat à côté du général autrichien Schmidt, qui avait été tué ; lui-même avait eu son cheval blessé sous lui et la main égratignée par une balle. Afin de lui témoigner sa bienveillance, le général en chef l’avait envoyé porter la nouvelle de cette victoire à Brünn, où résidait la cour d’Autriche depuis qu’elle s’était enfuie de Vienne, menacée par l’armée française. Dans la nuit du combat, excité mais non fatigué, car, malgré sa frêle apparence, il supportait mieux la fatigue physique qu’un homme plus robuste, il monta à cheval, pour aller présenter le rapport de Doktourow à Koutouzow, et fut aussitôt expédié en courrier, ce qui était l’indice assuré d’une promotion prochaine.

La nuit était sombre et étoilée, la route se dessinait en noir sur la neige tombée la veille pendant la bataille. Le prince André, emporté par sa charrette de poste, passait en revue tous les sentiments qui l’agitaient, l’impression du combat, l’heureux effet que produirait la nouvelle de la victoire, les adieux du commandant en chef et de ses camarades. Il éprouvait la jouissance intime de l’homme qui, après une longue attente, voit enfin luire les premiers rayons du bonheur désiré. Dès qu’il fermait les yeux, la fusillade et le grondement du canon résonnaient à son oreille, se confondant avec le bruit des roues et les incidents de la bataille. Tantôt il voyait fuir