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les têtes ; mais la dernière, tombée au milieu d’un groupe de soldats, en avait abattu trois.

Rostow, préoccupé de ses rapports avec Bogdanitch, s’était arrêté au milieu du pont, ne sachant plus que faire. Il n’y avait là personne à pourfendre. Pourfendre, voilà comment il s’était toujours figuré une bataille, et comme il ne s’était pas muni de paille enflammée, à l’exemple de ses camarades, il ne pouvait coopérer à l’incendie. Il restait donc là, indécis, quand retentit sur le pont comme une grêle de noix, et près de lui un hussard tomba sur le parapet en gémissant. Rostow courut à lui ; on appela les brancardiers, et quelques hommes saisirent le blessé et le soulevèrent.

« Oh ! laissez-moi, au nom du Christ ! » s’écria le soldat.

Mais on continua à le soulever et à l’emporter. Rostow se détourna, son regard plongea dans le lointain : on aurait dit qu’il cherchait à y découvrir quelque chose ; puis il se reporta sur le Danube, sur le ciel, sur le soleil. Comme le ciel lui parut bleu, calme et profond ! Comme le soleil descendait brillant et glorieux ! Comme les eaux du Danube scintillent au loin doucement agitées !… Là-bas dans le fond, ces montagnes bleuâtres aux défilés mystérieux, ce couvent, ces forêts de pins cachées derrière un brouillard transparent… Là était la paix, là était le bonheur !

« Ah ! si j’avais pu y vivre, je n’aurais rien désiré de plus, pensait Rostow… rien ! Je sens en moi tant d’éléments de bonheur, en moi et en ce beau soleil… tandis qu’ici… des cris de souffrance… la peur… la confusion… la hâte… on crie de nouveau, tous reculent et me voilà courant avec eux… et la voilà, la voilà, la mort, au-dessus de moi !… Une seconde encore, et peut-être ne verrai-je plus jamais ni ce soleil, ni ces eaux, ni ces montagnes !… »

Le soleil se voila. On portait d’autres brancards devant Rostow : la crainte de la mort et du brancard, l’amour du soleil et de la vie, tout se confondit en un sentiment de souffrance et d’angoisse :

« Mon Dieu, que Celui qui est là-haut me garde, me pardonne et me protège ! » murmura Rostow.

Les hussards reprirent leurs chevaux, les voix devinrent plus assurées, et les brancards disparurent.

« Eh bien, mon cher, tu l’as sentie, la poudre ? lui cria à l’oreille Vaska Denissow.

— Tout est fini ! mais moi, je suis un poltron, un poltron ! pensa Rostow en se remettant en selle.