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sur leurs étriers. Chaque soldat, sans tourner la tête, regardait de côté son camarade, comme pour saisir au passage l’impression qu’il éprouvait. Depuis Denissow jusqu’au trompette, chaque figure avait un léger tressaillement de lèvres et de menton, qui indiquait un sentiment intérieur de lutte et d’excitation. Le maréchal des logis, avec sa figure renfrognée, examinait ses hommes comme s’il les menaçait d’une punition. Le « junker » Mironow s’inclinait à chaque boulet ; Rostow, placé au flanc gauche sur son brillant Corbeau, avait l’air heureux et satisfait d’un écolier assuré de se distinguer dans l’examen qu’il subit devant un nombreux public. Il regardait gaiement, sans crainte, les camarades, comme pour les prendre à témoin de son calme devant le feu de l’ennemi, et cependant sur ses traits se dessinait aussi ce pli involontaire creusé par une impression nouvelle et sérieuse.

« Qui est-ce qui salue là-bas ? Eh ! junker Mironow, ce n’est pas bien, regardez-moi, » criait Denissow qui, ne pouvant rester en place, faisait le manège devant l’escadron.

Il n’y avait rien de changé dans la petite personne de Denissow, avec son nez en l’air et sa chevelure noire ; il tenait de sa petite main musculeuse aux doigts courts la poignée de son sabre nu : c’était sa personne de tous les jours, ou de tous les soirs, après deux bouteilles vidées ! Il était seulement plus rouge que d’habitude, et rejetant en arrière sa tête crépue, comme font les oiseaux lorsqu’ils boivent, éperonnant sans pitié son brave Bédouin, il se porta au galop sur le flanc gauche, et donna d’une voix enrouée l’ordre d’examiner les pistolets. Il se retourna alors vers Kirstein, qui venait à lui sur une lourde jument d’allure pacifique.

« Eh quoi ! dit ce dernier, sérieux comme toujours, mais dont les yeux brillaient… Eh quoi ! on n’en viendra pas aux mains, tu verras, nous nous retirerons.

— Le diable sait ce qu’ils font, grommela Denissow… Ah ! Rostow, s’écria-t-il, en voyant la joyeuse figure du junker, te voilà à la fête ! »

Rostow se sentait complètement heureux. À ce moment, un général se montra sur le pont ; Denissow s’élança vers lui :

« Excellence, permettez-nous d’attaquer, je les culbuterai.

— Il s’agit bien d’attaquer, répondit le général, en fronçant le sourcil, comme pour chasser une mouche importune… Pourquoi êtes-vous ici ? Les éclaireurs se replient ! Ramenez l’escadron ! »