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en face, de l’artillerie et des capotes bleues : c’étaient les Français ! Les officiers et les soldats de l’escadron de Denissow, tout en essayant de parler de choses indifférentes et de regarder de côté et d’autre, ne cessaient de penser à ce qui se préparait là-bas sur la montagne, et de regarder involontairement les taches noires qui se dessinaient à l’horizon ; ils savaient que ces taches noires, c’était l’ennemi.

Le temps s’était éclairci dans l’après-midi ; un soleil radieux descendait vers le couchant, au-dessus du Danube et des sombres montagnes qui l’environnent ; l’air était calme, le son des clairons et les cris de l’ennemi le traversaient par intervalles. Les Français avaient cessé leur feu ; sur un espace de trois cents sagènes environ, il n’y avait plus que quelques patrouilles. On éprouvait le sentiment de cette distance indéfinissable, menaçante et insondable, qui sépare deux armées ennemies en présence. Qu’y a-t-il à un pas au delà de cette limite, qui évoque la pensée de l’autre limite, celle qui sépare les morts des vivants ?… L’inconnu des souffrances, la mort ? Qu’y a-t-il là, au delà de ce champ, de cet arbre, de ce toit éclairés par le soleil ? On l’ignore, et l’on voudrait le savoir… On a peur de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la dépasser, car on comprend que tôt ou tard on y sera obligé, et qu’on saura alors ce qu’il y a là-bas, aussi fatalement que l’on connaîtra ce qui se trouve de l’autre côté de la vie… On se sent exubérant de forces, de santé, de gaieté, d’animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train, et aussi vaillants que vous-même !…

Telles sont les sensations, sinon les pensées de tout homme en face de l’ennemi, et elles ajoutent un éclat particulier, une vivacité et une netteté de perception inexprimables à tout ce qui se déroule pendant ces courts instants.

Une légère fumée s’éleva sur une éminence, et un boulet vola en sifflant au-dessus de l’escadron de hussards. Les officiers, qui s’étaient groupés, retournèrent à leur poste ; les hommes alignèrent leurs chevaux. Le silence se fit dans les rangs ; tous les regards se portèrent de l’ennemi sur le chef d’escadron, dans l’attente du commandement. Un second et un troisième projectile passèrent en l’air : il était évident qu’on tirait sur eux, mais les boulets, dont on entendait distinctement le sifflement régulier, allaient se perdre derrière l’escadron. Les hussards ne se détournaient pas, mais, à ce bruit répété, tous les cavaliers se soulevaient comme un seul homme et retombaient