Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/166

Cette page a été validée par deux contributeurs.


Ils parvinrent à traverser le pont, et ce fut à leur tour d’arrêter l’infanterie. Nesvitsky, ayant trouvé le colonel, lui transmit l’ordre dont il était porteur et retourna sur ses pas.

La route une fois balayée, Denissow se campa à l’entrée du pont : retenant négligemment son étalon qui frappait du pied avec impatience, il regardait défiler son escadron, les officiers en avant, sur quatre hommes de front. L’escadron s’y développa pour gagner la rive opposée. Les fantassins, arrêtés et massés dans la boue, examinaient les hussards fiers et élégants, de cet air ironique et malveillant particulier aux soldats de différentes armes lorsqu’ils se rencontrent.

« Des enfants bien mis, tout prêts pour la Podnovinsky[1] ! On n’en tire rien !… Tout pour la montre !

— Eh ! l’infanterie, ne fais pas de poussière ! dit plaisamment un hussard dont le cheval venait d’éclabousser un fantassin.

— Si on t’avait fait marcher deux étapes le sac sur le dos, tes brandebourgs ne seraient pas si neufs !… Ce n’est pas un homme, c’est un oiseau à cheval !… »

Et le fantassin s’essuya la figure avec sa manche.

« C’est ça, Likine… si tu étais à cheval, tu ferais une jolie figure ! disait un caporal à un pauvre petit troupier qui pliait sous le poids de son fourniment.

— Mets-toi un bâton entre les jambes et tu seras à cheval, » repartit le hussard.


VIII

Le reste de l’infanterie traversait en se hâtant ; les fourgons avaient déjà passé, la presse était moindre et le dernier bataillon venait d’arriver sur le pont. Seuls de l’autre côté, les hussards de l’escadron de Denissow ne pouvaient encore apercevoir l’ennemi, qui néanmoins était parfaitement visible des hauteurs opposées, car leur horizon se trouvait limité, à une demi-verste de distance, par une colline. Une petite lande déserte, sur laquelle s’agitaient nos patrouilles de cosaques, s’étendait au premier plan.

Tout à coup, sur la montée de la route, se montrèrent juste

  1. Nom d’une promenade de Moscou. (Note du traducteur.)