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« Hé, cosaque, le cheval ! dit-il, et faites place, vous autres, faites place ! »

Ce ne fut pas sans efforts qu’il atteignit sa monture et qu’il avança en lançant des vociférations à droite et à gauche. Les soldats se serrèrent pour lui faire place, mais ils furent aussitôt refoulés contre lui par les plus éloignés, et sa jambe fut prise comme dans un étau.

« Nesvitsky, Nesvitsky, tu es un animal !… »

Nesvitsky, se retournant au son d’une voix enrouée, vit quinze pas derrière lui, séparé par cette houle vivante de l’infanterie en marche, Vaska Denissow, les cheveux ébouriffés, la casquette sur la nuque et le dolman fièrement rejeté sur l’épaule.

« Dis donc à ces diables de nous laisser passer, lui cria Denissow avec colère et en brandissant, de sa petite main aussi rouge que sa figure, son sabre qu’il avait laissé dans le fourreau.

— Ah ! ah ! Vaska, répondit joyeusement Nesvitsky… que fais-tu là ?

— L’escadron ne peut pas passer, continua-t-il en éperonnant son beau cheval noir, un Arabe pur sang, dont les oreilles frémissaient à la piqûre accidentelle des baïonnettes, et qui, blanc d’écume, martelant de ses fers les planches du pont, en aurait franchi le garde-fou si son cavalier l’eût laissé faire. — Mais, que diable… quels moutons !… de vrais moutons… arrière !… faites place !… Eh ! là-bas du fourgon… attends… ou je vous sabre tous !… »

Alors il tira son sabre, et exécuta un moulinet. Les soldats effrayés se serrèrent, et Denissow put rejoindre Nesvitsky. »

« Tu n’es donc pas gris aujourd’hui ? lui demanda ce dernier.

— Est-ce qu’on me donne le temps de boire ; toute la journée on traîne le régiment de droite et de gauche… S’il faut se battre, eh bien, qu’on se batte ; sans cela, le diable sait ce qu’on fait !

— Tu es d’une élégance ! » dit Nesvitsky, en regardant son dolman et la housse de son cheval.

Denissow sourit, tira de sa sabretache un mouchoir d’où s’échappait une odeur parfumée, et le mit sous le nez de son ami.

« Impossible autrement, car on se battra peut-être !… Rasé, parfumé, les dents brossées !… »

L’imposante figure de Nesvitsky suivi de son cosaque, et la persévérance de Denissow à tenir son sabre à la main produisirent leur effet.