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traînent quelque chose. Ils l’auront bien vite nettoyé, ce château ! ajouta-t-il avec un sourire d’approbation.

— Oui, oui, dit Nesvitsky, en introduisant un petit pâté dans sa grande et belle bouche aux lèvres humides. Quant à moi, j’aurais désiré pénétrer là dedans, continua-t-il en indiquant les hautes tours du couvent situé sur la montagne, et ses yeux brillèrent en se fermant à demi.

— Ne serait-ce pas charmant, avouez-le, messieurs ?… Pour effrayer ces nonnettes, j’aurais, ma foi, donné cinq ans de ma vie… des Italiennes, dit-on, et il y en a de jolies.

— D’autant plus qu’elles s’ennuient à mourir, » ajouta un officier plus hardi que les autres.

Pendant ce temps, l’officier de l’état-major indiquait quelque chose au général, qui l’examinait avec sa longue-vue.

« C’est ça, c’est ça ! répondit le général d’un ton de mauvaise humeur, en abaissant sa lorgnette et en haussant les épaules… Ils vont tirer sur les nôtres !… Comme ils traînent ! »

À l’œil nu, on distinguait de l’autre côté une batterie ennemie, de laquelle s’échappait une légère fumée d’un blanc de lait, puis on entendit un bruit sourd et l’on vit nos troupes hâter le pas au passage de la rivière. Nesvitsky se leva en s’éventant, et s’approcha du général, le sourire sur les lèvres.

« Votre Excellence ne voudrait-elle pas manger un morceau ?

— Cela ne va pas, dit le général sans répondre à son invitation, les nôtres sont en retard.

— Faut-il y courir, Excellence ?

— Oui, allez-y, je vous prie… »

Et le général lui répéta l’ordre qui avait déjà été donné :

« Vous direz aux hussards de passer les derniers, de brûler le pont, comme je l’ai ordonné, et de s’assurer si les matières inflammables sont bien placées.

— Très bien, répondit Nesvitsky ; — alors il fit signe au cosaque de lui amener son cheval et de ranger sa cantine, et hissa légèrement son gros corps en selle. — Ma parole, j’irai voir, en passant, les nonnettes, dit-il aux officiers, en lançant son cheval sur le sentier sinueux qui se déroulait au flanc de la montagne.

— Voyons, capitaine, dit le général, en s’adressant à l’artilleur, tirez, le hasard dirigera vos coups… amusez-vous un peu !

— Les servants à leurs pièces ! commanda l’officier, et, un instant après, les artilleurs quittèrent gaiement leurs feux de bivouac pour courir aux canons et les charger.