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non, vous avez éclaté, et cela devant les officiers. Que restait-il à faire au colonel ? à mettre l’accusé en jugement ; c’était imprimer une tache à son régiment et le couvrir de honte pour un misérable. Ce serait juste selon vous, mais cela nous déplaît à nous, et Bogdanitch est un brave de vous avoir puni. Vous en êtes outré, mais c’est votre faute, vous l’avez cherché, et maintenant qu’on tâche d’étouffer l’affaire, vous continuez à l’ébruiter… et votre amour-propre vous empêche d’offrir vos excuses à un vieux et honorable militaire comme notre colonel. Peu vous importe, n’est-ce pas ? Cela vous est bien égal de déshonorer le régiment ! — et la voix de Kirstein trembla légèrement — à vous qui n’y passerez peut-être qu’une année et qui demain pouvez être nommé aide de camp ? Mais cela ne nous est pas indifférent à nous, que l’on dise qu’il y a des voleurs dans le régiment de Pavlograd ; n’est-ce pas, Denissow ? »

Denissow, silencieux et immobile, lançait de temps en temps un coup d’œil à Rostow.

« Nous autres vieux soldats, qui avons grandi avec le régiment et qui espérons y mourir, son honneur nous tient au cœur, et Bogdanitch le sait bien. C’est mal, c’est mal ; fâchez-vous si vous voulez, je n’ai jamais mâché la vérité à personne.

— Il a raison, que diable, s’écria Denissow… eh bien, Rostow, eh bien !… »

Rostow, rougissant et pâlissant tour à tour, portait ses regards de l’un à l’autre :

« Non, messieurs, non, ne pensez pas… ne me croyez pas capable de… l’honneur du régiment m’est aussi cher… et je le prouverai… et l’honneur du drapeau aussi. Eh bien, oui, j’ai eu tort, complètement tort, que vous faut-il encore ? »

Et ses yeux se mouillèrent de larmes.

« Très bien, comte, s’écria Kirstein en se levant et en lui tapant sur l’épaule avec sa large main.

— Je te le disais bien, dit Denissow, c’est un brave cœur.

— Oui, c’est bien, très bien, comte, répéta le vieux militaire, en honorant le « junker » de son titre, en reconnaissance de son aveu… Allons, allons, faites vos excuses, Excellence.

— Messieurs, je ferai tout ce que vous voudrez… personne ne m’entendra plus prononcer un mot là-dessus ; mais quant à faire mes excuses, cela m’est impossible, je vous le jure : j’aurais l’air d’un petit garçon qui demande pardon. »

Denissow partit d’un éclat de rire.