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coup ici, » ajouta-t-il, en portant d’un air radieux la main à sa tête. Le général fronça les sourcils et se détourna :

« Dieu, quel imbécile ! » s’écria-t-il en continuant son chemin.

Nesvitsky enchanté entoura de ses bras le prince André : celui-ci, dont la pâleur avait encore augmenté, le repoussa durement d’un air fâché et se tourna vers Gerkow. Le sentiment d’irritation causé par la vue de Mack, par les nouvelles qu’il avait apportées, par ses propres réflexions sur la situation de l’armée russe, venait enfin de trouver une issue en face de la plaisanterie déplacée de ce dernier.

« S’il vous est agréable, monsieur, — lui dit-il d’une voix tranchante, tandis que son menton tremblait légèrement, — de poser pour le bouffon, je ne puis certainement pas vous en empêcher, mais je vous avertis que, si vous vous permettez de recommencer vos sottes facéties en ma présence, je vous apprendrai comment il faut se conduire. »

Nesvitsky et Gerkow, stupéfaits de cette sortie, ouvrirent de grands yeux et se regardèrent en silence.

« Mais quoi ? je l’ai félicité, voilà tout, dit Gerkow.

— Je ne plaisante pas, taisez-vous, s’écria Bolkonsky, et, prenant le bras de Nesvitsky, il s’éloigna de Gerkow, qui ne trouvait rien à répondre.

— Voyons, qu’est-ce qui t’arrive ? dit Nesvitsky avec l’intention de le calmer.

— Comment ! ce qui m’arrive ? tu ne comprends donc pas ! Ou bien nous sommes des officiers au service de notre Empereur et de notre patrie, qui se réjouissent des succès et pleurent sur les défaites, ou bien nous sommes des laquais qui n’ont rien à voir dans les affaires de leurs maîtres. Quarante mille hommes massacrés, l’armée de nos alliés détruite… et vous trouvez là le mot pour rire ! s’écria le prince André ému, comme si cette dernière phrase, dite en français, donnait plus de poids à son opinion… C’est bon pour un garçon de rien comme cet individu, dont vous avez fait votre ami, mais pas pour vous, pas pour vous ! Des gamins seuls peuvent s’amuser ainsi !… »

Ayant remarqué que Gerkow pouvait l’entendre, il attendit pour voir s’il répliquerait, mais le lieutenant tourna sur ses talons et sortit du corridor.