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pour lesquels tout l’intérêt se concentre sur l’ensemble des opérations militaires. La présence de Mack et les détails de son désastre lui avaient fait comprendre que l’armée russe était dans une situation critique, et que la première moitié de la campagne était perdue. Il se représentait le rôle échu aux troupes russes et celui qu’il allait jouer lui-même, et il ne pouvait s’empêcher de ressentir une émotion joyeuse en songeant que l’orgueilleuse Autriche était humiliée et qu’avant une semaine il prendrait part à un engagement inévitable entre les Français et les Russes, le premier qui aurait eu lieu depuis Souvorow. Cependant il craignait que le génie de Bonaparte ne fût plus fort que tout l’héroïsme de ses adversaires, et, d’un autre côté, il ne pouvait admettre que son héros subît un échec.

Surexcité par le travail de sa pensée, le prince André retourna chez lui pour écrire à son père sa lettre quotidienne. Chemin faisant, il rencontra son compagnon de chambre, Nesvitsky, et le moqueur Gerkow, qui riaient tous deux aux éclats.

« Pourquoi es-tu si sombre ? lui demanda Nesvitsky, à la vue de sa figure pâle et de ses yeux animés.

— Il n’y a pas de quoi être gai, » répliqua Bolkonsky.

Au moment où ils s’abordaient ainsi, ils virent paraître au fond du corridor un membre du Hofkriegsrath et le général autrichien Strauch, attaché à l’état-major de Koutouzow avec mission de veiller à la fourniture des vivres destinés à l’armée russe ; ces deux personnages étaient arrivés de la veille. La largeur du corridor permettait aux trois jeunes officiers de ne pas se déranger pour les laisser passer, mais Gerkow, repoussant Nesvitsky, s’écria d’une voix haletante :

« Ils viennent… ils viennent !… de grâce, faites place ! »

Les deux généraux semblaient vouloir éviter toute marque de respect, lorsque Gerkow, sur la figure duquel s’épanouit un large sourire de niaise satisfaction, fit un pas en avant.

« Excellence, dit-il en allemand et en s’adressant à l’Autrichien, j’ai l’honneur de vous offrir mes félicitations… »

Et il inclina la tête, en jetant gauchement l’un après l’autre ses pieds en arrière, comme un enfant qui apprend à danser. Le membre du Hofkriegsrath prit un air sévère, mais, frappé de la franchise de ce gros et bête sourire, il ne put lui refuser un moment d’attention.

« J’ai l’honneur, reprit Gerkow, de vous offrir mes félicitations ; le général Mack est arrivé en bonne santé, sauf un léger