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— Probablement… »

Et le prince André se dirigea vers la porte de sortie ; mais au même moment elle s’ouvrit avec violence pour livrer passage à un nouvel arrivant, qui se précipita dans la chambre. C’était un général autrichien de haute taille, avec un bandeau noir autour de la tête, et l’ordre de Marie-Thérèse au cou. Le prince André s’arrêta.

« Le général en chef Koutouzow ? demanda vivement l’inconnu avec un fort accent allemand et, ayant jeté un rapide coup d’œil autour de lui, il marcha droit vers la porte du cabinet.

— Le général en chef est occupé, répondit Kozlovsky, se hâtant de lui barrer le chemin… Qui annoncerai-je ? »

Le général autrichien, étonné de ne pas être connu, regarda avec mépris de haut en bas le petit aide de camp.

« Le général en chef est occupé, » répéta Kozlovsky sans s’émouvoir.

La figure de l’étranger s’assombrit et ses lèvres tremblèrent, pendant qu’il tirait de sa poche un calepin. Ayant à la hâte griffonné quelques lignes, il arracha le feuillet, le lui tendit, s’approcha brusquement de la fenêtre et, se laissant tomber de tout son poids sur un fauteuil, il regarda les deux jeunes gens d’un air maussade, destiné, sans doute, à réprimer leur curiosité. Relevant ensuite la tête, il se redressa avec l’intention évidente de dire quelque chose, puis, faisant un mouvement, il essaya avec une feinte nonchalance de fredonner à mi-voix un refrain qui se perdit en un son inarticulé. La porte du cabinet s’ouvrit, et Koutouzow parut sur le seuil. Le général à la tête bandée, se baissant comme s’il avait à éviter un danger, s’avança au-devant de lui, en faisant quelques enjambées de ses longues jambes maigres.

« Vous voyez le malheureux Mack ! » dit-il d’une voix émue.

Koutouzow conserva pendant quelques secondes une complète impassibilité, puis ses traits se détendirent, les plis de son front s’effacèrent ; il le salua respectueusement et, le laissant passer devant lui, le suivit et referma la porte. Le bruit qui s’était répandu de la défaite des Autrichiens et de la reddition de l’armée sous les murs d’Ulm, se trouvait donc confirmé.

Une demi-heure plus tard, des aides de camp envoyés dans toutes les directions portaient des ordres qui devaient dans un prochain délai tirer l’armée russe de son inaction et la faire marcher à la rencontre de l’ennemi.

Le prince André était un de ces rares officiers d’état-major