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tant au petit trot, sur la pointe de ses pieds mal équilibrés, la distance qui le séparait de son chef. On voyait bien vite que le vieux capitaine était inquiet comme un écolier qui prévoit une question à laquelle il ne saura pas répondre. Sur son nez empourpré pointaient des taches dues à l’intempérance ; sa bouche tremblait d’émotion, il soufflait et ralentissait le pas à mesure qu’il avançait et que le commandant l’examinait des pieds à la tête :

« Vous flanquez donc des fourreaux à vos soldats ? Qu’est-ce que cela signifie ! lui dit-il, en montrant du doigt un soldat de la troisième compagnie, dont la capote de drap tranchait sur le reste par sa couleur. Où vous cachiez-vous donc, on attend le général en chef et vous quittez votre poste, hein ? Je vous apprendrai à habiller vos soldats de la sorte le jour d’une revue ! »

Le vieux capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et, de plus en plus ahuri, pressait ses deux doigts contre la visière de son shako, comme si ce geste devait le sauver.

« Eh bien, vous ne répondez pas ? Et celui-là que vous avez déguisé en Hongrois, qui est-il ?

— Votre Excellence…

— Eh bien, quoi ? vous aurez beau me répéter sur tous les tons : Votre Excellence, et après ? Savez-vous ce que cela veut dire : Votre Excellence ?

— Votre Excellence, c’est Dologhow, celui qui a été dégradé, balbutia le capitaine.

— Dégradé ? Donc il n’est pas maréchal pour se permettre… il est soldat, et un soldat doit être habillé selon l’ordonnance.

— Votre Excellence elle-même l’a autorisé à s’habiller ainsi pendant la marche.

— Autorisé, autorisé, c’est toujours ainsi avec vous, jeunes gens, répliqua le commandant en se calmant un peu… on vous dit une chose et vous… eh bien, quoi ?… et s’échauffant de nouveau : Habillez vos hommes convenablement, voilà ! »

Et, se retournant vers l’envoyé de Koutouzow, il continua son inspection, satisfait de sa petite scène, et cherchant un prétexte à une nouvelle explosion. Le hausse-col d’un officier lui paraissant suspect, il tança vertement l’officier ; puis, l’alignement du premier rang de la troisième compagnie manquant de rectitude, il s’adressa d’une voix agitée à Dologhow, qui était vêtu d’une capote d’un drap gris bleuâtre :