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de campagne et sans préparatifs d’aucune sorte. Un membre du conseil de guerre (Hofkriegsrath) était arrivé la veille de Vienne pour engager Koutouzow à rejoindre au plus vite l’armée de l’archiduc Ferdinand et de Mack ; cette proposition n’était pas du goût du général en chef, qui y faisait une vive opposition, et, comme preuve à l’appui, il tenait à faire constater par l’Autrichien lui-même en quel triste état se trouvaient les troupes russes après leur longue marche.

L’aide de camp, qui ignorait ces détails, se borna à dire que le général en chef serait très mécontent s’il ne trouvait pas le régiment en tenue de campagne. À ces mots, le pauvre général baissa la tête, haussa silencieusement les épaules et se tordit les mains de désespoir :

« Nous voilà bien ! Quand je vous le disais, Michel Dmitriévitch… tenue de campagne, donc en capotes, ajouta-t-il en s’adressant avec humeur au commandant de bataillon… — Ah ! mon Dieu ! Messieurs les chefs de bataillon, s’écria-t-il d’une voix habituée au commandement et il avança d’un pas… Messieurs les sergents-majors !… Son Excellence sera-t-elle bientôt ici ? demanda-t-il avec une respectueuse déférence à l’aide de camp.

— Dans une heure, je pense.

— Aurons-nous seulement le temps de changer de tenue ?

— Je l’ignore, mon général… » Et le chef de régiment s’approcha des rangs et donna ses ordres. Les commandants de bataillon se mirent à courir, les sergents-majors à s’agiter, et en une seconde les carrés, jusqu’alors immobiles et silencieux, se rompirent et se dispersèrent. Ce ne fut plus que le bourdonnement confus d’une foule en mouvement : les soldats se précipitaient dans tous les sens, chargeaient leurs havresacs sur leurs épaules et, élevant leurs capotes en l’air par-dessus leur tête, en enfilaient les manches à la hâte.

« Qu’est-ce que cela ? Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria le général. — Commandant de la troisième compagnie !

— De la troisième compagnie !… Le général demande le commandant de la troisième compagnie ! répétèrent plusieurs voix, et l’aide de camp se précipita à la recherche du retardataire. L’excès de zèle et l’effarement de chacun avaient si bien troublé toutes les têtes, que l’on avait fini par crier : La compagnie demande le général ! lorsque ces appels réitérés parvinrent enfin aux oreilles de l’absent, un homme d’un certain âge ; il était incapable de courir, mais il franchissait pour-