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Et il recommença à écrire d’une façon si nerveuse, que sa plume criait et crachait dans tous les sens.

« Si tu as quelque chose à me dire, dis-le, j’écoute !

— Ma femme… je suis confus de vous la laisser ainsi sur les bras.

— Que viens-tu me chanter ? dis ce qu’il faut dire !

— Quand le terme sera proche, envoyez à Moscou chercher un accoucheur, pour qu’il soit là… »

Le vieux prince leva sur son fils un regard surpris et sévère.

« Je sais bien que rien n’y fera, si la nature ne vient pas elle-même en aide à la science, reprit le prince André légèrement ému ; je sais que, sur des milliers de cas pareils, il ne s’en trouverait qu’un peut-être de malheureux, mais c’est son caprice à elle, et le mien aussi. On lui a fait accroire toutes sortes de choses à la suite d’un rêve.

— Hem ! hem ! murmura le vieux entre ses dents… Bien, bien, je le ferai ; puis signant son nom avec un paragraphe vigoureux : Mauvaise affaire, hein ? ajouta-t-il en souriant.

— De quelle mauvaise affaire parlez-vous, mon père ?

— Ta femme ! répliqua carrément le vieux, en appuyant sur ce mot.

— Je ne vous comprends pas.

— Vois-tu, mon ami, on n’y peut rien, elles sont toutes les mêmes ; on ne peut pas se démarier ; ne crains rien, je ne le dirai à personne, mais tu le sais aussi bien que moi… c’est la vérité. »

De sa main maigre et osseuse il saisit brusquement la main d’André et la serra, tandis que son regard perçant pénétrait jusqu’au fond de son être. Son fils répondit par un aveu muet, un soupir !

Le vieux prince plia et cacheta ses lettres en un tour de main :

« Qu’y faire ? elle est jolie ! Sois tranquille, ce sera fait, » dit-il brièvement.

André se taisait, à la fois triste et content d’avoir été deviné.

« Écoute, ne t’en inquiète pas, on fera le possible ; et maintenant voici une lettre pour Michel Illarionovitch : je lui demande de t’employer aux bons endroits et de ne pas te garder trop longtemps auprès de lui. Tu lui diras que ma vieille affection se souvient toujours de lui et tu m’informeras de son accueil. Si tu en es content, fais ton devoir ; autrement, va-t’en ;