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dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est toujours occupé, et moi… et moi ? Quelle ressource puis-je être pour elle ?… Elle a toujours vécu dans la meilleure société… il ne lui reste donc que Mlle Bourrienne…

— Elle me déplaît, votre Bourrienne !

— Oh ! je t’assure qu’elle est très bonne, très gentille et surtout très malheureuse !… Elle n’a personne au monde… À dire vrai, elle me gêne plus qu’elle ne m’est utile ; j’ai toujours été un véritable sauvageon et je préfère être seule !… Mon père l’aime, il est toujours bon pour elle et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit Sterne : « On aime les gens en raison du bien qu’on leur fait et non du bien qu’ils nous font »… Mon père l’a recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne !… Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa lecture.

— Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du caractère de notre père ? »

La princesse Marie, atterrée par cette question, balbutia avec effort :

« Moi, souffrir ?

— Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour éprouver sa sœur.

— Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses propres pensées, et c’est très mal ! Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre père puisse inspirer autre chose que la vénération ? Je suis heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas partagé par tout le monde. »

Son frère secoua la tête avec incrédulité.

« Une seule chose, à te parler franchement, m’inquiète et me tourmente : ce sont ses opinions en matière religieuse. Je ne puis comprendre qu’un homme aussi intelligent puisse s’égarer et s’aveugler au point de discuter sur des questions claires comme le jour. Voilà bien véritablement mon seul chagrin ! Du reste il me semble, depuis quelque temps, voir en lui un léger progrès : ses plaisanteries sont moins mordantes, il a même consenti à recevoir la visite d’un moine, avec lequel il s’est longuement entretenu.

— Oh ! oh ! je crains bien qu’avec lui, sur ce point, toi et le moine vous ne perdiez votre latin.